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Chapitre 74 : Colette Peignot ou la Laure de Georges Bataille (Part IV)

Suite du texte de Daniel Cassini sur « L. ou la sainte de l’abîme » dans les actes du séminaire 1999-2000 de l’AEFL intitulé « Les destins de la pulsion de mort »

En 1929, Colette Peignot a 26 ans. Pendant 6 mois elle va vivre à Berlin, cloîtrée dans l’appartement d’un médecin appelé Edouard Trautner. La jeune femme a sans doute rencontré cet homme, engagé à gauche, poète, essayiste, écrivain, dans un sanatorium à Leysin dans les Alpes Vaudoises où elle est allée soigner la tuberculose contractée auprès de son oncle Lucien et qui l’emportera neuf années plus tard.
De la relation de Colette Peignot avec Trautner, Georges Bataille auquel nous devons, avec son ami Michel Leiris, la publication posthume des « Ecrits de Laure » contre l’avis de la famille Peignot, écrit sobrement ceci : « Elle se paraît, à l’époque de Berlin, avec une recherche... bas noirs, parfums et robes de soie des grands couturiers. Elle vivait chez Trautner, ne sortant pas, ne voyant personne, étendue sur un divan. Trautner lui fit porter des colliers de chien, il la mettait en laisse à quatre pattes et la battait à coups de fouets comme une chienne. Il avait une tête de forçat, c’était un homme relativement âgé, énergique, raffiné. Un jour il lui donna un sandwich...
Ce casse croûte qu’évoque Bataille est un sandwich dont l’intérieur est beurré avec la merde dudit Trautner. Celui ci, vous l’avez compris, est un pervers bon teint, qui, à vouloir la femme toute, ne l’atteint qu’à échouer dans le champ pesant, ritualisé, de la perversion. En ordonnant à sa compagne de manger ce sandwich, c’est son êtron, avec un accent circonflexe sur le e, que le pervers, dans sa passion de l’être, donne à déguster à Laure.

Capture d’image du film de Georges Sammut et Daniel Cassini « L. ou la sainte de l’abîme »

Excrément ou grosse voix, qui hurle, menace, intime, vocifère ou cingle, Trautner tente de se faire équivaloir à l’objet afin d’assurer la jouissance de l’Autre, plein, non barré. Avec une docilité proche de celle qui lie un hypnotisé à son hypnotiseur, objet et idéal confondus, Laure se prête aux jeux du médecin allemand sans en être totalement la dupe cependant, puisqu’au bout de six mois elle met fin au procès de désubjectivation que Trautner lui a intenté vainement, lui qui voulait faire exister l’hommelle S(A)= la farce majeure.

Capture d’image

Une nuit je me suis enfuie

La perversion l’ennuie, notre Colette. « Une nuit je me suis enfuie. C’était trop, trop parfait dans le genre ». Il n’empêche que durant six mois, Laure a partagé la vie et accepté les pratiques sadiques de Trautner à travers une mascarade masochiste mâtinée d’humiliations sexuelles répétées quotidiennement. Est ce à dire qu’en posant la question « Mais que veut Laure avec Trautner ? » on pourrait y répondre facilement en déclarant par exemple que le désir féminin étant d’essence masochiste il vise à jouir de la douleur et à se faire le martyr de l’Autre ? Cette thèse freudienne posée, frayée, puis relativisée et abandonnée par le fondateur de la psychanalyse se résout plutôt en partie dans le fait que dans un couple, la femme comme le masochiste se mettent à la place de l’objet, agalma ou déchet. Et que la place de la femme dans le couple sexuel n’a pas pour cause directe son désir propre mais le désir de l’Autre. A partir de là, l’on peut retenir ces propos tirés d’un « Congrès sur la sexualité féminine » et où le masochisme prétendument féminin apparaît comme « un fantasme du désir de l’homme », d’où la complaisance avec laquelle Laure peut accéder aux exigences excrêmes d’un Trautner qui la pousse à des concessions apparemment sans limites, la jouissance souplémentaire des femmes peut être ? Ces concessions ne s’inscrivent pourtant pas dans le code d’un contrat masochiste en bonne et due forme par lequel le contractant réclame son droit, son devoir et sa dose de jouissance réglementée et où ce qui est recherché est l’angoisse de l’Autre. Par delà le fantoche Trautner, Laure vise autre chose, à travers un questionnement adressé à un Autre absolu derrière lequel se profile la figure d’un père idéal.

Capture d’image (Lisa Patrignani)

Dans les appendices aux écrits de Laure, deux fragments méritent d’être retenus, qui renvoient, autant sinon plus qu’avec Trautner, à une clinique du fantasme. « La vie décomposée, me dissoudre, et puis ce doute de soi jusqu’au tréfonds, l’instinct de mort, le besoin de malheur et de punition, se sentir bafouée, être bafouée ».
Et encore, et surtout : « Laure avait retrouvé Dieu. Ce n’était pas un être humain, elle en fit un héros, un saint. Alors elle voulut qu’il lui fît mal, elle inventa d’être battue, rouée de coups, d’être blessée, d’être victime, d’être bafouée, et puis de nouveau adorée et sanctifiée ».
Comment ne pas penser à la lecture de ces quelques lignes au célèbre « Un enfant est battu » et à son deuxième temps, celui où un sujet, féminin, en l’occurrence également, est battu par le père dans une équivalence où se vérifie l’équation être battu = être aimé par l’Autre, et dans lequel se manifestent des vestiges inconscients propres à satisfaire la culpabilité œdipienne tout en assurant un plaisir décliné sur un mode régressif
Arrivé à ce point, que dire de la passion amoureuse qui, durant 4 ans, a uni et désuni Laure à celui que Boris Souvarine nommait « le détraqué », André Breton, non sans une pointe d’envie, « un très grand satyre », et que pour ma part j’appelle « son directeur d’inconscience », Georges Bataille ?
Georges Bataille qu’à plusieurs reprises Laure nomme le Dieu Bataille et avec lequel, entre ratage et ravage, elle a formé jusqu’à la fin de sa vie une scandaleuse et impossible communauté. S’il n’y a pas de limites aux concessions qu’une femme fait pour un homme de son corps, de son âme ou de ses biens, alors s’explique ce passage du « Coupable » où Bataille évoque sa maîtresse disparue. « La douleur, l’épouvante, les larmes, le délire, l’orgie, la fièvre, puis la mort, sont le pain quotidien que Laure a partagé avec moi et ce pain me laisse le souvenir une douceur redoutable mais immense… ».

Capture d’image

Jamais personne

« Jamais personne », écrit ailleurs Bataille, « ne me parut comme elle intraitable et pure, ni plus décidément souveraine ! »
L’amour de Laure et de Bataille s’est dépensé, épuisé, en un potlach amoureux dans lequel chacun des partenaires a reconnu en l’autre l’incarnation de sa part maudite, celle qu’il faut impérativement dilapider et mettre en jeu à n’importe quel prix et sans calcul. Pour tenter d’en indiquer les contours, l’on peut, par approximation, recueillir les propos de Laure racontant la montée de l’Etna effectuée en 1937 avec son compagnon.
« C’est assez terrifiant. Je ne peux y penser sans trouble et je rapproche de cette vision tous mes actes du moment. Ainsi il m’est plus facile de serrer les dents... si fort à se briser les mâchoires ».
Si l’expérience de Laure nous bouleverse, en ce qu’en elle se manifeste de façon exacerbée, exorbitante, l’ambivalence du féminin, et cette part de pulsionnel qui chez une femme échappe à la médiation phallique, son insubordination, elle a au premier chef bouleversé Bataille auquel elle écrit dans une lettre exprimant la difficulté de leur relation : « Je t’ai tout livré de moi—même. Pour moi qui suis au delà des mots, j’ai trop vu, trop su, trop connu, pour que l’apparence prenne forme. Tu peux faire tout ce que tu veux, je n’aurai pas mal ».
Et dans une autre lettre :
« J’ai haï notre vie, souvent j’ai voulu me sauver, partir seule dans la montagne (c’était sauver ma vie), maintenant je le sais... »
Cette vastité vastitude de Laure, Georges Bataille l’affronte sans répit pour la dévaster lui qui n’a de cesse d’entraîner sa compagne dans ses débauches et de la tromper avec des femmes qui, selon les termes mêmes de l’écrivain, « ne la valent pas ». « Les amants sont condamnés sans fin à ruiner l’harmonie entre eux, à se battre dans la nuit. C’est au prix d’un combat, par les plaies qu’ils se font, qu’ils s’unissent », soutient Bataille dans l’Alléluia !
Je propose d’appeler « Lauromachie », c’est à-dire l’art de combattre Laure dans l’arène du couple, la conduite de Bataille littéralement mis au défi et débordé par une femme ayant pris au pied de la lettre l’un de ses préceptes « le possible veut qu’on aille avec lui jusqu’au bout », et qui, en un ultime potlatch, l’acte d’une vraie femme, lui « offre » (entre guillemets), avant de mourir, ses textes dont Bataille révèle que « la lecture de tous ces écrits entièrement inconnus de moi provoqua sans aucune doute l’une des plus violentes émotions de ma vie »…
Comment un homme tels que Bataille, fasciné par cette photo terrible montrant un jeune et séduisant Chinois livré dans le réel au travail du bourreau dans le supplice dit « des cent morceaux » ne l’aurait-il pas été par cette Femme à la fois une et partagée-déchirée qu’était Laure, emportée dans un mouvement de va-et-vient, de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure, tandis que n’en finit pas de résonner le rire silencieux de Thanatos.

Capture d’image (Lisa Patrignani)

Dans les écrits de Laure, à savoir dans les textes composant le Sacré, un chiffre apparaît qui se répète à plusieurs reprises. Le chiffre 8. Laure y consacre commentaires et poèmes. L’un des plus remarquables dans sa concision est sans doute celui que vous découvrirez dans le film gentiment sale qui va vous être présenté. J’en propose un autre :

Le 8 infernal revint me prendre au lasso
Je rampe le long de ses contours
Je vogue dans ses méandres
Je saute hors du cercle
Et retombe dans l’autre
Je reste étranglée au milieu
Mon visage est là
Figé anguille dauphin ver de terre
Et qui donc voyant ce signe fatal
Songerait à m’y découvrir
Voudrait m’en délivrer

(A suivre)

Photo de Une : Capture d’image (Lisa Patrignani)

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