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Chapitre 70 : Sheila Reid, une place dans le futur (Part II)

Les Soft Patterns –Visions

Quand j’ai quitté l’Université et que je suis venue en Italie, j’étais impatiente de découvrir une
culture exotique, mais je fus surprise de trouver beaucoup des mêmes produits de consommation que nous avions chez nous. Je commençai à reproduire ces objets comme un talisman. Ils me dérangeaient. Je voyais en ces choses ordinaires une évolution vers des valeurs matérialistes et même, pire, vers l’uniformisation. Il y a eu une évolution dans les signes. Lorsque j’ai commencé à utiliser ces signes en 1974, ils n’étaient que de simples motifs, empreintes d’objets de tous les jours, comme un dévidoir de rouleau de scotch etc. Quelque chose m’était désagréable lorsque je trouvais tant de produits Américains en Italie, comme si la culture Américaine de consommation se dissimulait partout pour mieux avaler les anciennes cultures Européennes. Les objets eux-mêmes n’étaient pas importants, seule comptait leur multiplication, comme si un élément cosmique était en train de prendre contrôle du monde et d’étouffer toute la créativité. Au début des années 70, les gens pensaient que je divisais lorsque j’évoquais ma vision d’une uniformisation du monde. Ils ne voyaient pas la chape d’ennui qui commençait à recouvrir uniformément tous les pays, à boire du Coca-Cola, porter des jeans, et regarder des feuilletons américains à la télévision. Maintenant, bien sûr, c’est devenu plus évident et chacun peut se rendre compte de ce que je voulais dire.
Mais d’un autre côté les patterns (ces motifs) sont importants pour tous. Notre vie quotidienne
est faite de motifs répétitifs. Ils sont une sorte de miroir spirituel qui nous permet de nous comprendre nous-mêmes et de voir ce qui est en train de se passer autour de nous. Ils sont un signe apparent à la fois de notre vie intérieure et extérieure. Les patterns peuvent aussi nous donner des indices sur ce qui va se passer dans le futur. Je commençai à regarder mon travail artistique comme une compréhension plus profonde du futur à travers ces simples motifs.

“Silent Patterns” (1985), Collection d’un Club d’Art à Paris

Soft Patterns – Interview par Alexandra Tuttle :

Alexandre Tuttle – Parlez-moi de ces cylindres, qu’est-ce qui vous a fait sentir qu’il y avait en eux quelque chose de nouveau ?

Sheila Reid - Il y avait des paradoxes intéressants. Vous et d’autres critiques d’art ont réalisé tout de suite que j’avais créé un langage spirituel avec des objets banals. La répétition aussi était paradoxale. La répétition a des aspects négatifs et positifs. Par exemple, elle est utilisée dans les mantras, la méditation et l’art islamique. On utilise des patterns (motifs) répétitifs pour amener les gens à un plus haut niveau de réceptivité. Je suppose que les prières doivent être l’équivalent dans les religions chrétiennes.

AT - Pourquoi cela ?

SR - La répétition a pour effet de concentrer tous les sens. Elle vous débarrasse du quotidien, des préoccupations, des soucis. Elle vous concentre sur votre être profond. En revanche, le côté négatif pour moi, c’est ce sentiment embêtant que tout pourrait, actuellement, se ressembler.

AT- Ainsi, au départ, vous êtes partie dans cette direction ?

SR- Je ne pense pas que c’était intentionnel. Je ne savais pas ce que mes visions signifiaient et où elles me conduisaient. En fait, c’était étrange, je les suivais parfaitement depuis le début sans réellement savoir où j’allais. C’était purement instinctif. Maintenant, en regardant en arrière, je pense que mes visions m’ont conduite dans une direction surprenante, à commencer par les formes qu’elles prenaient. Mes premières installations en 1970 étaient tout à fait inhabituelles, les gens étaient désorientés, en partie parce que personne ne connaissait cette forme d’art. Elles semblaient si différentes. C’est étrange, mais elles le sont encore. (Alexandra Tuttle/Sheila Reid)

« Solar Patterns », Musée du Luxembourg (1984)

Regard des autres

Vicky Rémy

Ce qui me plaisait dans la peinture de Sheila quand je l’ai connue au début des années 70 c’est que sa peinture était plus un travail de recherche qu’un discours. Elle employait des matériaux subtils, difficiles, dans un esprit pur, dépouillé. Elle éliminait tout dialogue compliqué et simplifiait toutes choses…Sheila n’est pas dans le temps, elle est hors du temps…Son travail ne doit rien à personne.
Vicky Rémy dans Kanal Europe Magazine 1993, « Sheila Reid, Un cheminement spirituel » (Extraits)

Diane Waldman

Chère Sheila,
Le Musée Guggenheim est heureux d’avoir fait l’acquisition de votre œuvre intitulée « Hieroglyphics », et est fier qu’elle fasse partie de sa collection. Etant donné que l’acquisition et l’exposition d’une œuvre sont l’un des moyens qui permettent au Musée de la rendre familière à un large public, nous souhaitons avoir le droit de la reproduire, cela est d’un intérêt mutuel. Sincèrement vôtre. (Diane Waldman, Directeur adjoint, Musée Guggenheim, 1987)

« Feminine Reflections »

HIEROGLYPHICS
Texte d’Alexandra Tuttle

Beaucoup de gens déplorent la banalité répétitive des objets dont ils ne peuvent se passer. Quand Reid a quitté l’Amérique pour le Vieux monde plus pittoresque, elle pensait qu’elle avait laissé derrière elle, pour toujours, la société de consommation standardisée.
Mais en Italie elle rencontra les mêmes produits de consommation et les emballages identiques que l’on retrouve partout. Elle découvrit que dans toute société industrialisée, même en Italie, une charnière de porte est une charnière de porte.
« Hieroglyphics » se composent de 1480 pièces dont la beauté saisissante dément leur banale origine. Un « Hiéroglyphic » composé de 140 panneaux se trouve dans la Collection Permanente du Musée Guggenheim à New York. Le travail de Reid fait allusion à l’unité sous-jacente des choses dans l’univers. Quelques-uns des symboles ressemblent à une écriture sacrée : le dessin au pochoir d’objets qui sont sans doute trois crochets pourrait presque être un caractère hébraïque. (Alexandra Tuttle, Extrait)

« Liberty », exposition “Œuvres monumentales” (1989)

Sheila raconte que quelque chose d’étrange s’est produit : comme elle utilisait ces empreintes de plastique pour exprimer ses visions du futur, ils commencèrent à s’affirmer, à prétendre à une identité propre. Ils n’étaient plus de simples outils pour expérimentations, et la première fois qu’elle les a accrochés tous ensemble en 1983, dans l’installation « Hieroglyphics », très clairement ils lui sont apparus comme une langue ancienne. Pas un langage connu, mais une chose à déchiffrer. On pense à Champollion, à sa passion de faire rendre aux signes leurs secrets, mais l’irruption du rêve dans l’expérience de Sheila évoque encore plus fortement le fait que Schliemann rêva l’emplacement des ruines de Troie. Il alla creuser, et elles y étaient. Mais Sheila est à la fois le graveur de signes et son déchiffreur, tout en pouvant supposer que le graveur en elle veut déjouer le déchiffreur. Puisque la spiritualité l’intéresse, peut-être le début du Tao te King (le Tao avait un nom n’est pas le Tao) pourrait-il lui apporter l’une des clés de son mystérieux travail, qui serait alors de lancer des formes dans l’infini des interprétations, aucune n’étant jamais satisfaisante. Le futur, alors, serait cette vague suivante, toujours suivante, dans la rivière d’Héraclite… Et cette « place dans le futur » ne serait pas l’ambition d’une place dans l’Histoire de l’Art, mais la transmission d’une expérience métaphysique au cœur du geste. Ecrire, c’est être déjà dans le mot suivant.

Construction de “Architectural Patters” pour le film “Une place dans le futur”, de Pierre Marchou

Structures 1984 - 1989
Silent patterns

Sheila - En 1985 j’ai fait une série de sculptures creuses que j’ai présentées dans une exposition de groupe (trois artistes) à Rotterdam, Pays Bas. Elles s’appellent « Silent Patterns ». En 1980 j’ai déménagé à Maisons Lafitte, comme je ne connaissais personne à Paris j’ai fait une exposition dans ma maison. Beaucoup de gens sont venus, y compris une femme qui représentait un groupe de 26 artistes exposant chaque année au Musée du Luxembourg à Paris. Elle m’a demandé d’y participer avec eux, et de montrer des « Soft Patterns », des cylindres. Dans l’exposition, un petit groupe fut choisi pour exposer à Bordeaux, dont moi. Et mes « Soft Patterns » furent choisis pour représenter l’exposition au Journal télévisé du soir. Quelqu’un d’autre vit mon travail et m’invita à exposer au Grand Palais, à Paris. Et ça ne s’est jamais arrêté, et j’ai commencé à construire des structures à très grande échelle. La première fut « Solar Patterns » en 1983. C’était un carré de trois mètres sur trois, en bois, la structure était recouverte d’un panneau de tissu noir avec un carré découpé au centre. J’ai suspendu des carrés de papier photographique, chaque carré avait sur son bord une empreinte en plastique, cela lui donnait l’air d’un capteur solaire. Chaque carré créant des reflets. Reflets était peut-être le mot clef.

(A suivre)

“Broken patterns”

Artiste(s)