« Livres des bords 1974-1995 » au MAMAC (1995)
J’ai retrouvé le schéma de la performance prévue, qui faisait de lui une sorte de « bibliothèque oblique », entre Air, Eau, Feu et Terre, selon ses indications….
- Dessin par Bruno Mendonça de la performance annoncée
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- Dans le catalogue de l’exposition « Livres des bords » : Bibliothèques obliques
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Jean Mas c’était le feu, lui c’était l’eau, le séchage, dont le souvenir m’est revenu à cause d’une phrase de Bruno dans le magnifique film vidéo de Muriel Anssens produit par le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice à l’occasion de l’exposition « Bruno Mendonça, Livres des bords 1974-1995 », film qui fut projeté samedi dernier, 4 février, au cours de l’Hommage à Bruno Mendonça que ses amis lui ont rendu à l’auditorium. Muriel Anssens m’a donné la permission de réduire sa vidéo en un clip pour Art Côte d’Azur, je l’en remercie vivement pour les internautes, et aussi parce que cela m’a donné l’occasion d’une sorte de méditation tandis que je visionnais et revisionnais les 25mn20 de ce long poème sonore, entre le bruit de la mer, la voix de Bruno et la musique concrète de Marc Blanc, assez remarquable, et le montage de Béatrice Mariani, très sensible, les images de Muriel Anssens, si précieuses aujourd’hui. Bruno entre atelier et nature, ses mains toujours dans la « materia prima » : un film qui lui ressemble.
Une histoire de larmes
De quelle phrase s’agit-il ? Bruno raconte que tout a commencé en 1958 quand il s’est trouvé à Lascaux, dans une grotte, « tellement humide que le regard se transformait en larmes ». Mais pour Mendonça l’alchimiste toutes les matières confondues ont parlé, suinté, exprimé - comme on parle d’un jus - toutes sortes d’élixirs, et son corps ne fut que l’un des éléments du vocabulaire universel qu’il a voulu constituer, pour dire tous les mots et les maux, avec un engagement héroïque, le seul qu’il connaissait. Une intelligence en marche, voilà ce qu’était Bruno, capteur de toutes les énergies et informations du monde, et les élaborant en un Livre gigantesque, chapitre par chapitre, bribe par bribe, dans un souci de mémoire, de reconnaissance, de respect humain, d’amour on peut dire, c’est en tous cas ce que certains d’entre nous pouvaient lire dans ce regard brillant et ce sourire d’enfant, style Petit Prince.
- « Arc-Boutant » 1994, dans le Catalogue de « Livres des bords »
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Il se dessinait à lui-même un mouton en permanence, car il était à tous les postes, impatient de réaliser la beauté permanente du réel, d’en témoigner. C’était un rapide, un sportif, patient comme ceux qui savent développer les capacités nécessaires, efficace mais initié aux surprises, infiniment ouvert à la dimension inconnue des choses. Un maître du tir à l’arc à sa façon. Ses travaux devraient rester dans l’Histoire de l’Art comme la réussite d’une démarche simple et complexe, une ethnographie en soi, mais parallèle, une histoire parallèle aux grands secteurs officiels, ethnographie aux liens originaux, sentis, établis dans des situations subversives. « Livres des bords » me fait penser à Guy Debord, au situationnisme, et à cette recherche d’une dérive pendant laquelle tout peut arriver. La vie de Bruno, avec tous ces voyages, dès l’enfance, ressemble à une illumination à la Rimbaud, chez un jeune homme qui aurait su d’emblée qu’il fallait creuser le monde, que des révélations allaient surgir, des équations naître, des chocs enfanter des étoiles. Et Bruno y a travaillé en partie sous nos yeux avec un génie peu commun, si l’on entend par ce mot quelque chose de l’origine qui se sait, et veut se déployer avec l’énergie du tsunami et la légèreté du papillon. Il n’était pas têtu, il poursuivait sa stella matutina, peut-être que des scènes d’une autre vie lui apparaissaient en rêve, et qu’il leur obéissait, se devait de les exécuter. En laissant faire, rien d’imposé, le flux, la fluidité d’une confiance en la mécanique ondulatoire. Quelque d’héraclitéen, dans le travail de Bruno, une sorte de confiance dans la microparticule, qui le lui rendait bien. Tout fonctionne dans ses installations, mais parce que c’était lui, cela prenait sens parce qu’il est aveuglant que chaque objet est une expérience, une découverte, un savoir nouveau.
Question d’igloo
Cet igloo, par exemple : bien sûr qu’il a dû tailler les livres pour qu’ils puissent s’adapter à la surface bombée, mais on écarquille les yeux, quelques secondes on croit qu’il a réussi la quadrature du cercle. Et cette coulée de livres dans une fissure de la montagne. Si l’homme est la mesure de toutes choses selon Aristote, et si c’est la pensée humaine qui structure un univers qui n’a pas besoin de nous pour exister, Bruno n’oublie pas l’inverse, que la nature est aussi la mesure de l’homme, à la fois sa consistance et sa limite. Et toute son œuvre semble psalmodier ce koan : « quel bruit fait un arbre en tombant quand il n’y a personne pour l’entendre », car l’intensité de ses mémoires pour futur antérieur est telle qu’on souhaiterait être là quand des scorpions vont les déterrer dans les sables des millions d’années après l’extinction de toute vie. Car il est aussi un cosmonaute de l’impossible, tel qu’il apparaît pendant la Performance « Chess earth game », à Piotrków Trybunlaski, Pologne, en 2002
La vie qui est dans ses livres est aussi forte qu’un bacille vu au microscope. L’élève de Science Po a mis la structure de son cerveau, archi-perfectionnée, au service d’un art en poupée russe, où tout renvoie à tout dans une gigantesque jam’s session personnelle : tout se répond, chargé de la blue note, et émerge en fusées de nouveautés à répétitions…
Un Minotaure de science-fiction
L’œuvre de Bruno est en fait un immense portulan où il faut naviguer de surprise en surprise, et s’il évoque le Minotaure et sa sortie du labyrinthe, ce n’est pas pour rien. Le Labyrinthe de Bruno est un musée imaginaire, une grotte de Lascaux pour toujours, offerte maintenant à des décryptages de tablettes ancrées dans la Culture de cette planète mais chargée de chiffres à lire à partir de soucoupes volantes.
Lui, à tous les postes, illusionniste/dévoileur, n’est-il pas cette fois-ci tout ensemble le Minotaure et le Labyrinthe ? comme quand il jouait cent parties d’échecs à la fois et les gagnait toutes ? Mythe ou réalité ? Qu’est-ce qui fait qu’on engendre du mythe ?
Dans le catalogue de l’exposition « Livres des bords », Annette Malochet évoque à propos de Bruno la notion de secret, et de magie, c’est très bien vu, surtout ici : « La somme du savoir et de mémoire est engrangée, et peu importe l’hermétisme des livres interdits, le caractère d’illisibilité apparent des écritures, l’essentiel est que sans l’écriture, le livre, l’œil ne pourrait pénétrer le secret intérieur du monde ; comme si l’écriture se donnait à voir pour nous permettre de rentrer à l’intérieur de ce qui permet la vision. Elle est le crépitement, grésillement visualisé de l’appareil neuronal, la manifestation visuelle du réseau infini des neurones cérébraux. Le raffinement extrême dans l’invention et la réalisation des signes peints ou objets, les fait souvent percevoir comme autant de relais magiques, pour ainsi dire tombés du ciel auxquels l’artiste n’aurait plus eu qu’à impulser la vie, pour restituer analogiquement l’intérieur de la machine ». Et dans son entretien avec Pierre Chaigneau, le conservateur du Musée, et Isabelle Goetzman, la Commissaire de l’exposition, Bruno se livre de manière très intéressante… (à suivre)