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CHAPITRE 67 (PART II) : « André Verdet, mon carnet de photos »

Suite de « Dans l’intimité de Renoir » par Michel Gaudet
La maison, habitée par Claude, le troisième fils du peintre et par son épouse Paulette était d’ailleurs inchangée dans son décor et ses meubles. Exactement comme l’avait voulu Madame Renoir quand elle l’avait fait édifier en 1907 1908. Son mari, peu soucieux d’un cadre bourgeois, se serait bien contenté de la Ferme, mais avait apprécié par la suite une installation confortable, avec un lieu de travail approprié et bien éclairé par le nord.

Il faut reconnaître que les quelque vingt années, qui sont couramment appelées « la période de Cagnes », correspondent véritablement à une maturation, ultime et véritablement féconde, de cette œuvre exceptionnelle dont le musée actuel pré¬sente quelques belles pièces.

A Cagnes Renoir souffrit certes profondément : une vieillesse physique aggravée par des rhumatismes déformants terribles, les blessures horribles et définitives, à la guerre de 14, de Pierre et de Jean ses fils, la mort de son épouse en 1915... pour un homme de plus de soixante-dix ans, fut il devenu riche et célèbre, voilà une accumulation épouvantable de souffrances. On eût compris un abandon total, une résignation catastrophique. Nous aurions été privés de quelques chefs d’œuvre ...

Affiche de l’exposition de Frédéric Altmann rue Fodéré

Il semble que Renoir a toujours eu recours à son art pendant les crises morales ou physiques. On connaît la remise en question qu’il jugea nécessaire vers 1883 quand il s’interrogea sur sa peinture et le courage de sa reprise, improprement appelé « ingresque » qu’il qualifia de « peinture aigre », refusant l’impressionnisme et épurant son dessin jusqu’à sa période de Cagnes.

Son art franchit un cap des tempêtes pour éviter la facilité et se libérer des redites.
A Cagnes dès le début du vingtième siècle et pendant les années des Collettes on assiste à un renouveau, à une superbe donne de sa peinture.
Les couleurs deviennent plus chaudes, les rouges plus intenses. Des paysages sont inspirés par Cagnes et la région, par le parc, et des nus fantastiques s’impo¬sent, éclatants de lumière, pulpeux, sensuels, volontairement amplifiés dans leur magnificence et leur jeunesse...
Ils prennent leur envol et créent dans le monde entier un archétype : cette femme est un vrai Renoir, dit on d’une femme épanouie, à la carnation fraîche ... Elle a le type Renoir.

Est ce parce que ce havre de Cagnes a permis une stabilité méditative ? Exista t il chez le peintre âgé le regret de n’avoir approfondi que la couleur ?
Toujours est-il que l’argile des Collettes, reconnue propre au modelage et à la cuisson, suscita une vocation ultime, particulièrement énergique : Renoir devint sculpteur !

Couverture du livre de Frédéric Altmann (Ed. Baie des Anges, 2013)

Les personnages et les nus vont sortir des toiles pour affirmer dans le polydimentionnel les qualités exceptionnelles de leur présence.
Le handicap créera le miracle car dans l’incapacité de modeler lui-même, Renoir confiera à Guino, jeune sculpteur proposé par Maillol, le soin de monter les pièces en sa présence, selon son désir.

On assiste alors à un double prodige : celui de la gestation purement intellectuelle artistique, comparable à celle de Beethoven dans sa surdité totale ; le grand artiste aux mains paralysées conçoit les formes, sans les façonner lui-même ni même les toucher, mais elles demeurent essentiellement « Renoir… » puis l’extraordinaire soumission du jeune praticien, bon sculpteur par ailleurs, qui se plie centimètre par centimètre à la volonté de son maître. (Michel Gaudet, extrait)

Groupe Bételgeuse (André Verdet, Gilbert Trem, Frédéric Altmann) au Musée Marc Chagall (Photo dans « Verdet Univers », Ed. Mamac, 1992)

« La ligne amoureuse chez Auguste Renoir » par André Verdet
André Verdet, lui, sous le titre « La ligne amoureuse chez Auguste Renoir », commence ainsi : Il arrive parfois que le génie du peintre fasse, chez le même artiste, quelque peu oublier ce que le dessina¬teur a de grand. Dans l’esprit du spectateur ou de l’amateur, le concept du tableau, très souvent, prime, à l’échelle des valeurs de l’œuvre, le concept du dessin. L’admiration des gens, même parmi les connaisseurs, porte le tableau au pinacle. Or, le dessin, serait il reconnu, louangé, n’en passe par moins au second plan. Et l’exception confirme la règle. (…) Quoique amoureux du tableau (à l’huile, à la tempera, à l’acrylique ou autre), serais-je un partisan du dessin ? Oui, sans nul doute, et c’est ainsi que j’en arrive à perler des dessins de l’incomparable artiste de la couleur-lumière qu’est Auguste Renoir : ils me comblent à l’égal de ses toiles.

Quand Renoir dit trait, ligne, il dit volume, et quand il dit Volume cela signifie pour lui chair. Sa passion quasi obsessionnelle d’un univers plein, nourri, lui fait comparer cet univers à un fruit de préférence galbé.
Forme-signe des genèses, des fécondités.
Fruit charnu, gonflé de sève et de délices, dont la saveur juteuse fondrait dans la bouche en illuminant le palais, à l’égal du nectar des dieux gourmands.
Fruit qui ignorerait la faute, ou plutôt le mal originel, cet arrière-goût d’abîme dont l’amertume vient affleurer la surface de tant de joies.
Fruit encore qui ne nierait point l’automne ni l’hiver, mais en sorte, les transcenderait en continuant à s’accorder à la fleur du printemps.

Je parle ici de ce qui est le plus caractéristique, le plus personnalisé de l’œuvre du peintre, singulièrement de ce qu’il réalisa avec tant de tranquille, de lumineux bonheur, de foi solaire et panthéiste à Cagnes-sur-mer, domaine des Collettes, sous les oliviers. Inébranlable joie, comme un défi têtu à de dures souffrances, surtout les dernières années. Renoir, c’est l’obstination superbe à l’enthousiasme, à la paix fortifiante de la vie heureuse. (André Verdet, extraits)
Ces hommages, aussi subtils l’un que l’autre sur l’ambivalence vie/mort, joie/souffrance, ne sont-ils pas sont une belle leçon sur les capacités à extraire, de l’impermanence, une forme de permanence de la joie ?

André Verdet au Mont Fuji, Japon (Photo Frédéric Altmann)

« André Verdet, mon carnet de photos », par Frédéric Altmann
Et le livre de Frédéric Altmann « André Verdet, mon carnet de photos », accomplit la même alchimie, qui est d’extraire du destin d’André Verdet, par des instantanés et des textes, son formidable appétit de vie, son être dansant. D’abord au sens propre puisqu’à chaque fête André dansait comme un fou, mais sa danse était aussi celle d’un langage en liberté, d’une pensée qu’il lançait vers le ciel et son interlocuteur fasciné : une rivière de mots bouclés mais tombant pile, comme s’il avait un diapason dans la tête. Les photos choisies dans le livre sont revigorantes, une leçon de plaisir, de présence, d’instinct du partage. Sous le titre « Souvenirs de mon ami André Verdet (1913-2004) à l’occasion de sa naissance, Frédéric Altmann » écrit : André Verdet, peintre, mémorialiste, historien, collectionneur, restera à jamais gravé dans la mémoire artistique de la Côte d’Azur et au delà de nos frontières. En effet cet homme pluriel avait une parfaite connaissance de l’histoire de l’art. A son actif plus de deux cents publications sur ses amis artistes : Picasso, Matisse, Braque, Miro, Cocteau, Magnelli, Léger, Jenkins, Kijno, Karel Appel, Atlan, Borsi, Miotte, Jean Fautrier ... des amitiés fortes avec la famille Sapone… Ne passons pas sous silence son amitié avec Jacques Prévert. Ce fut une collaboration étroite entre les deux hommes.

Du plus humble des artistes au plus célèbre, il avait la même intensité émotive en faisant la description de l’œuvre. Jean Giono avait encouragé les débuts de notre Verdet dans le monde de la poésie. Jean Cocteau voyait en lui un frère en poésie. Pierre Restany, le fondateur du « Nouveau Réalisme » avait une affection particulière pour Verdet, c’était son « frère d’armes ». Le rôle de Verdet au sein de la fameuse « Ecole de Nice » fut exemplaire, de nombreux écrits en témoignent et plus particulièrement pour ses amis Arman et Yves Klein. André Verdet fut aussi un résistant de la plus haute impor¬tance, d’un engagement total. Rescapé des camps de la mort d’Auschwitz et Buchenwald, il a toujours défendu nos libertés, humaines et artistiques.

Pierre Chaigneau, Nivèse, André Verdet, Pierre Restany, rue du Saint-Suaire, Nice (chez les Altmann)

C’est par l’intermédiaire de Jacques Lepage, critique d’art, poète, enseignant au Centre du XXème siècle et administra¬teur de la troupe théâtrale « Les Vaguants » que j’ai fait la connaissance d’André Verdet en 1967, et ce lors d’un récital poétique organisé par Lepage. C’était une soirée consacrée aux « Poètes Contemporains de la Méditerranée », en présence de Daniel Biga, André Verdet, Claude Viallat et du dernier des dadaïstes, Georges Ribemont Dessaignes. J’ai interprété quelques poèmes de celui-ci, qui m’a dit de vive voix sa satisfaction pour ma prestation ... au pied levé. André Verdet a pris contact avec moi quelques jours plus tard, il avait besoin de ma voix pour des récitals poétiques ... sans hésitation, j’ai accepté.
Depuis cette époque, nous ne sommes jamais quittés, j’étais devenu son récitant attitré dans de nombreux réci¬tals poétiques, à la Fondation Maeght, au Musée Fernand Léger, au musée Chagall, au MAMAC ... ainsi que pour différents disques ayant pour thème ses poèmes sur Pablo Picasso, Fernand Léger, Paul Jenkins, Marc Chagall…, et son Hommage aux cosmonautes ... tout cela en compagnie du Groupe Bételgeuse de l’excellent Gilbert Trem qui en fut le compositeur, le chanteur, l’homme-orches¬tre. La première répétition eut lieu dans la maison d’André Verdet sur les remparts de Saint Paul-de-Vence, et ma surprise fut grande de découvrir comme conseiller artistique Bill Wyman, des Rolling Stones. C’est ce jour là en déambulant dans les rues de Saint Paul, que Verdet me présenta à Yves Montand.
Journée mémorable !

J’ai des souvenirs émus de notre récital poétique « Hommage aux Cosmonautes » au Palais de la Découverte à Paris. Mais le plus grand souvenir, ce fut lors d’un séjour au Japon en 1995, à l’occasion d’une exposition consacrée à l’École de Nice, en compagnie de Pierre Restany au pied du Mont-Fuji dans un Rio Camp, nous étions en extase en regardant la montagne mythique, nos yeux étaient embués, Verdet en kimono, sans voix. (Frédéric Altmann)

(A suivre)

André Verdet avec Rotraut Klein-Mocquay (Photo Frédéric Altmann)

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