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CHRONIQUE 18 (Part IV) : Henry Le Chénier, une figuration réinventée

Voici la suite du nouveau chapitre de la chronique proposée par Alexandre De La Salle...

Malheur à celui par qui le scandale – d’un réel inaccessible – arrive

Le Chemin de Croix est une œuvre majeure parmi les œuvres très intense déjà d’Henry Le Chénier, et son exposition à la Cathédrale de Marseille était un événement. Et ce sont des extraits du film « Le corps sans organe » qui fut projeté pendant l’exposition dont deux extraits sont donnés ici. Et France Delville a aussi écrit, pour le catalogue, un texte intitulé « Malheur à celui par qui le scandale – d’un réel inaccessible – arrive », le voici :
Il a suffi à trois obscurs citoyens d’accuser Socrate d’être un impie et de corrompre la jeunesse pour le faire condamner, il a suffi à Maître Eckhart de parler de la mendicité de l’essence créée, de dire que toute créature était un pur néant, pour inquiéter les autorités, il a suffi au Révérend Anthony Freeman de ne pas croire à l’au delà pour être mis à pied par son supérieur, il a suffi... La liste serait longue.
L’Evangile de Thomas dit : Le Royaume, il est le dehors et le dedans de vous. Et Maître Eckhart, encore : Tout ce que Dieu demande, c’est de sortir de toi même. Et Emmanuel Levinas : il y a dans le visage une pauvreté essentielle.

L’une des 16 gravures d’Henry Le Chénier dans le livre « Sables des origines », sur des poèmes de Jean Boissieu (1994)

C’est cette pauvreté essentielle du visage, du corps humain, cette absence qui les ronge au sein même de l’action, cette fragilité de vase brisé dès l’origine, que réussit à peindre Henry Le Chénier, ainsi que cette menace de l’être, cette précarité, toujours à réparer. Comme Siddharta Gautama Bouddha, c’est le choc du Réel qui a incité Martin Luther à vouloir devenir vraiment chrétien : la chute d’un arbre déraciné par la foudre. C’est cette foudre que peint Henry Le Chénier, ce rapport de l’homme à un réel qui le menace, mais interpelle sa responsabilité... C’est ce vraiment chrétien qu’il peint, avec son Chemin de Croix, notion que par là même il universalise.
Connaître c’est s’éclater vers, s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer là bas, par delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse... C’est par cette phrase de Sartre qu’Emmanuel Mounier commence son chapitre : De la lutte pour le réel. Cette violence, c’est ce que peint Henry Le Chénier.
Mon Dieu me chasse en avant, bien loin de me conduire... j’aspire au repos et me voilà au milieu de la mêlée... dit Martin Luther. C’est cette mêlée que peint Le Chénier, cette mêlée même, qui, lorsque des hommes de foi en l’homme autant qu’en Dieu acceptent d’y plonger, réveille l’Inquisition... C’est cette mêlée que peint Le Chénier, corps et poussées en avant amalgamées, pour faire l’immense corps d’une humanité qui cherche à naître...

« Face à face de juillet » 1990 (Catalogue Fondation Vincent Van Gogh, 1993)

La responsabilité humaine, d’action et avant tout d’être, c’est ce que peint au plus près la grande peinture figurative, c’est ce que peint Le Chénier depuis toujours, avec ces personnages solitaires en mal d’incarnation, avec ces face à face au miroir, pures interrogations, avec ces Christ, déjà, SDF des Grands Ensembles, ramassés par des Simon de Cyrène de banlieue avant que n’arrive la Fourrière, avec ces Dames Blanches, lépreuses s’entraidant, séropositives de toute l’impuissance humaine, mendiantes de Savanakhet...
Francis Bacon : la douleur aiguë, sanguinolente, de l’être qui se délite, mitraillée d’absurde... Le Chénier, c’est la douleur dansée mais néanmoins convulsive, avec des afflictions sourdes et indigestes, comme s’il n’y avait pas non plus de Sujet de la souffrance, mais seulement des zones aussi raffinées que brutales de guerres locales, de matières explosives... Entre être et non être, muscles en bataille et sauve qui peut, appel sans espoir, mendicité de l’être toujours à repêcher, et aussi dans les Bacchanales : membres qu’il faut à cha¬que instant renommer, dont il faut rétablir l’identité... Extases au ralenti, aussi irrattrapables que le sable qui coule, que l’eau, que le sang. Mouvements du Temps même.
Sortir de soi même, Henry Le Chénier semble en avoir suivi la leçon pour produire cet amalgame qu’il nomme peinture. Il faut l’écouter lorsqu’il parle de la genèse de ce chemin de Croix, de ce comportement de sa part, présidant au lâcher (prise) de ces admirables dessins qui présideront eux mêmes aux tableaux...

« Jésus est condamné à mort le 1-IX-93, première station » » (Catalogue avec la collaboration d’Alexandre de la Salle)

Lorsqu’il explique l’idée passive, et cet état où viennent s’amalgamer un humain en recherche de ce qu’est l’humain et les Mythologies porteuses d’un sens toujours à décrypter. La Condamnation, l’Exécution, et entre les deux, la Mère. Réitération du drame in extenso, qui fait de ce Chemin de Croix le chef d’œuvre d’Henry Le Chénier. Tout y est de ce qu’il a déjà inventorié, mais réuni en un canevas qui est Le Canevas : naissance, condamnation, mort. Car la naissance est bien là dans le Quatrième Tableau, ce corps de femme supplé¬mentaire et allongé se greffant sur la rencontre Mère Fils.

Rencontre pour un second accouchement. Celui du Cri, non plus de la mère, mais du rejeton.
Il n’y aura pas de Pietà, Marie n’est plus seulement consolatrice, elle est aussi l’initiatrice. Elle est sûre de la puissance en marche de cet homme prodigieux dit Françoise Dolto au sujet des Noces de Cana, où Jésus se demandait si c’était l’heure... Dans cette admirable scène d’Henry Le Chénier, celle de la Rencontre avec la Mère, c’est bien l’heure, et l’on voit en même temps la mère accoucher d’un fils, et, trente ans plus tard, l’ayant encore dans la tête, le nommer, pour lui dire : c’est ta mission.

Qu’y a t il entre elle et lui ? Un savoir. Sur l’abîme. Sur le « RIEN » qu’évoque Henry. C’est le Nada nada nada de Saint Jean de la Croix. Lui aussi, Henry, « sait », de cette manière. C’est pourquoi il parle de marginalisation de toute idée directement liée au thème. Et c’est aussi pourquoi Jésus a pu s’inviter dans sa peinture actuelle, s’infiltrer dans ses graffiti, dans ces graphismes du « délire », au sens de la sortie du sillon. Hors dogme, Jésus le Marginal a pu naître de ces dessins préparatoires non guidés par le conscient. Le royaume, il est le dedans et le dehors de vous.

« Jésus meurt sur la Croix le 17-III-94, douzième station »« Jésus meurt sur la Croix le 17-III-94, douzième station »« Jésus meurt sur la Croix le 17-III-94, douzième station »

Henry Le Chénier griffant la surface du papier et de la manifestation, laisse venir le dedans, le dehors, afin qu’ils communiquent. C’est sur les franges de l’être, entre les articles des dogmes, que cela se passe. Socrate, Maître Eckhart. Que pour voir la lumière de l’étoile, il faut regarder à côté.
Ce que peint Henry, c’est que Marie soutient Jésus pour qu’il aille jusqu’au bout de l’élaboration de cette bouche béante qu’il aura sur la Croix, ce trou, en lui, du Verbe, cette parole impossible... Que toute sa vie, depuis sa naissance, n’aura été là que pour produire cette perforation, à cet instant. Cet instant du tableau. L’œuvre du peintre depuis sa naissance pour dire ce trou. Pour perforer les certitudes sur le réel. Ce rendez vous, ces deux visages, celui d’Henry Le Chénier, celui de Jésus, pour dire ce mot absent.

Pour hurler ce silence monumental qui fera trouver le T de la Croix. Le T de Théos, ce genre de dieu, institutionnel, contre lequel Socrate riait d’un rire à la Cioran. Dire ce qui manque à la Croix. Erection d’un anti monument, au MANQUE. Christian Bobin, dans La Part manquante, dit qu’il écrit pour rejoindre cet amour qui manque à tout amour. Ainsi fait le peintre. C’est ce mot manquant fondateur défaillant, que Jésus est venu dire, et pour lequel il a été condamné. Père, pourquoi m’as tu abandonné ?

« Jésus est descendu de la Croix le 12-III-94, treizième station (dessin préparatoire)

C’est pour cette phrase qu’il n’a pas encore prononcée devant ses juges que ses juges l’ont déjà condamné. Mon royaume n’est pas de ce monde. C’est pour cette négation de tout ce à quoi ils croient, qu’ils l’ont condamné. Parce qu’il est un empêcheur de tourner en rond. Les puissants ont horreur de la négation. C’est pour cela qu’Henry Le Chénier peint un T cassé, une ligne impossible, un ins¬trument déréglé, sur lequel on cloue Jésus, mais ça ne marche pas, il n’y a pas d’image d’Epinal, ça cloche, il n’y a qu’un gong absent, impressionnant de silence, sur le Golgotha désert, c’est ce qui fait la grandeur de cette Crucifixion moderne. Pas de coup de gong de Requiem, il ne s’est rien passé, qu’un rêve. C’est ce que Jésus forme du puits de ses lèvres, rien qui fasse origine. Ou alors électrons, posi¬trons, neutrinos, photons... Faute de l’existence d’un certain mot, Lol V. Stein aussi se tait. Mot absence, mot trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. Immense, sans fin, un gong vide. C’est ce gong vide que réussit à faire résonner Henry Le Chénier tout au long de son Chemin de Croix, perforant la bouche du crucifié.

« Jésus rencontre sa mère le 10-XII-93, quatrième station »

Qu’y a t il entre toi et moi, demande Jésus à sa mère dans les Noces de Cana et ici aussi, lorsque les dés sont jetés, ces dés que les soldats disperseront pour s’octroyer son vêtement. Dolto dit que tous deux sont accordés pour qu’une mutation advienne, une naissance. Elle dit aussi que Jésus va être suscité par le manque des serviteurs. C’est pour ce manque, qui est sa vocation, qu’il va être condamné.
Par les hommes du Plein, les gros plein de soupe. Ce qu’il va payer c’est son savoir sur l’invisible aux yeux des Aveugles. Il va payer la dette de son savoir sur les infiltrations de l’Insu...

(A suivre)

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