| Retour

CHAPITRE 11 (part I) : Chronique d’un galeriste

La chronique de la semaine signée Alexandre De La Salle, sur les bons soins de France Delville, dédiée à Enzo Cini...

Vers la fin des années 70/début des années 80, deux axes forts menaient mes choix d’exposition : l’Ecole de Nice, et la présence de Carmelo Arden Quin qui allait me mener à vouloir réactiver le Mouvement MADI. Cela ne m’empêchait pas de m’intéresser à un certain nombre d’artistes qui, pour une raison ou une autre (toujours une raison de qualité), me donnaient envie de m’intéresser à leur oeuvre. Ainsi Enzo Cini, cet italien de France, peintre-peintre qui n’a jamais renoncé au plaisir des couleurs, des tons, des valeurs, de leurs agencements. Il nous montrait, personnages ou bien poissons, des entités du réel, des allégories d’un monde qui était là, sous nos yeux, visible à moitié. De mai à juin 1980 j’ai présenté : « L’aquarium imaginaire ».

Invitation de « L’aquarium imaginaire » Galerie Alexandre de la Salle (Mai-juin 1980)
DR

Sur l’invitation, Michel Gaudet avait écrit :

« Latin dans la quintessence, Enzo observe, et les sources jouent, génératrices d’inspiration. Des poissons de mer hiératiques et royaux lui content leur histoire et la communion de l’artiste leur confère vie nouvelle. Arachnéennes deviennent les arêtes transparentes, hiéroglyphes leurs dorsales rompues de nageoires... Immuables dans l’intensité de leur progression ils avancent, et la science du peintre donne à l’image les vertus des eaux lentes et soyeuses. Fusiformes ils élaborent leurs structures, mais Enzo dominateur leur concède sa sémiologie. Le signe racé, dispensateur de vie, mieux que tout alphabet, sublime leur force, identifiant une ichtyologie nouvelle, où la recherche permanente est précisément l’éthique de l’artiste ». (Michel Gaudet, St Paul, 10 avril 1980)

Pour l’exposition de 1980, nous avons réalisé une très belle lithographie en 150 exemplaires, un très beau poisson bleu, très structuré, comme il faisait, presque un sous-marin. L’exposition Henri Baviera à Saint-Paul en ce moment, en dehors du fait de montrer une œuvre qui se tient rappelle une tranche de l’histoire de Saint-Paul, à laquelle appartient Enzo Cini, qui fut l’un des membres de « L’Ecole de Saint-Paul » fondée en 1964, avec Franta, Kijno, Atlan, Davring, Marzé, Verdet, etc...

En 2000, je l’intègre dans mon exposition « Paradoxe d’Alexandre », à l’invitation de Frédéric Altmann au CIAC, et lui écris dans le Catalogue du même nom : « Tu avais transformé ma galerie en un immense aquarium, où, fixés au mur, des poissons imaginaires n’en finissaient plus de nager, de se métamorphoser en animaux mythiques, jusqu’aux portes de l’étrange. Cette réussite tient à ce que tu ne traites tes œuvres qu’en peintre, et, bien sûr, grâce à une technique irréprochable. Digne d’un italien ! (Alexandre de la Salle)

Exposition Enzo Cini, Galerie Alexandre de la Salle, Saint-Paul (1980)
DR

Je retrouve une coupure de journal qui dit : « Enzo Cini a choisi la galerie de la Salle pour montrer son « aquarium imaginaire ». Soixante poissons peints par ce créateur défilent dans un chatoiement de couleurs vives ou abyssales. C’est un peu une galerie des ancêtres pour nous humains qui venons de la mer. C’est également une vision des générations futures par le message prophétique émanant de ces « poissons de mer hiératiques et royaux » auxquels Enzo Cini a donné la vie. Cet ensemble qui ne peut laisser insensible est une sorte d’écriture où la schématisation des habitants de l’océan rejoint l’art pictographique des extrême-orientaux ».

Suite royale

Et je retrouve aussi un texte d’Aurore Busser (sûrement dans Nice-Matin), un texte magnifique, très poétique, elle écrit : « Chargés d’une force occulte dramatique – et prémonitoire – surgie du fond onirique des mémoires et du monde du silence, l’aventure mythique des soixante poissons imaginés par Enzo Cini offre une surprenante et secrète correspondance avec l’aventure de l’Homme. L’exposition inaugurée hier à la galerie de la Salle à Saint-Paul-de-Vence en présence de nombreux amis et invités n’a rien d’une pêche miraculeuse, mais elle est le fruit de deux longues années de travail abouti de Cini, le latin, que l’on savait être un grand peintre mais qui se révèle ici observateur aigu, rêveur éveillé, constructeur puissant d’archéologies poétiques. En une suite serrée, royale, chatoyante, maîtrisant la gouache et le graphisme par des éclats de tonalités de vitrail associés au mouvement des lignes de traversée, ces poissons symboles fusent dans une eurythmie personnelle, au dynamisme rigoureux. Hiératiques, ils ont la solennité du rite, un « je-ne-sais-quoi de divin ». Inventifs et fantaisistes, ils se métamorphosent, mini-chantiers navals du futur où grouillent de petits hommes pressés. Certains ont la fragilité éblouissante des ailes de papillons, d’autres la richesse des icônes, la force des torpilles ou la somptuosité des opéras de Visconti. On y voit des poissons-graffiti, porteurs de messages perdus, et Cocteau, poète poisson-pilote reçu par l’ange, dans l’usine à mensonges. Un ensemble plein d’espoir, dans sa volonté de reconstruire le monde à partir d’éléments dont il est issu. Un univers d’une singulière beauté, fascinant tant il réveille en nous des résonances oubliées ». (Aurore Busser)

Ce texte est très sensible, et cela me fait un choc de le ramener à l’air libre, car il n’y a pas si longtemps, en 2009, alors que ma petite-fille Lise de la Salle donnait un concert de piano au Suquet, à Cannes, c’est elle qui en a parlé dans Nice-Matin, disant, entre autres : « Une jeune et belle artiste qui travaille le son comme on taille un pur diamant, une interprète dont le jeu a la clarté du cristal de roche et l’intelligence du style de chaque compositeur », etc.

Enzo Cini : Lithographie (1980)
DR

Ce travail sur la mémoire m’impressionne, car, entre 1980 et 2009, une dame, Aurore Busser croise mon chemin pour rapporter des faits artistiques, une fois dans ma galerie, une fois concernant ma petite-fille, qui n’était pas née en 1980, et ce lien, je le fais en consultant des archives. C’est très touchant. D’ailleurs, accompagnant l’article d’Aurore Busser dans Nice-Matin, la photo de Mr Louet représentait Enzo Cini devant l’une de ses toiles en compagnie de sa fille Isabelle. La vie est un roman.

Il y a quelques individualités dont j’aimerais parler, autour de 1980, mais tout de suite un lien me vient avec Rosemarie Krefeld, à cause de cette ambivalence des poissons d’Enzo Cini entre organique et mécanique, dès le début. Ensuite cela s’est métamorphosé dans une œuvre à la fois très symbolique, à partir de la violence de la guerre, Rosemarie est allemande, née à Berlin en 1942, et, comme on peut le voir dans le film vidéo, ses premiers tableaux représentaient des maisons en ruines ou des accidents.

ROSEMARIE KREFELD

J’ai exposé Rosemarie Krefeld à partir de 1980 et jusqu’à la fin, dans ma galerie, à Art Jonction. En 2000, elle a écrit : « La galerie Alexandre de la Salle m’a laissé le temps d’avoir le temps pour aller au bout de ma création », et je lui ai répondu : « Le bout de ta création ? Je le crois, nous en sommes encore loin. Tant le talent que tu montres semble contenir la meute invisible de ceux qui inévitablement va advenir. Comme si chez toi, le talent produisait du… Talent. Et plus peut-être…(Paradoxe d’Alexandre, 2000)
Et aussi :

« Technique plus qu’élaborée, sens de mises en scène minutieuses, où chaque élément du réel est soumis aux lois dures de l’abstraction construite. Ici rien n’est laissé au hasard, tout trouve sa place exacte, et le travail de la couleur obéit lui aussi à une véritable géométrie des valeurs. Ce qui s’exprime ainsi chez elle, et qui, sans sa rigueur la ferait vite basculer dans la famille expressionniste, le fait alors d’autant mieux, qu’ici, le pathos pris et repris y est comme mis sous glace, momifié, comme pour quelque étrange catafalque où les mots eux-mêmes seraient figés et muets. Tu occupes ce lieu étrange, singulièrement délimité, entre surréalité et art construit. L’un connotant et renforçant l’autre. Ta maîtrise est telle qu’on peut te voir entre Fernand Léger et une Frida Khalo, et entre les flamboyances glacées des surréalistes.

Rosemarie Krefeld : « Embryon-oiseau » (1977)
DR
Rosemarie Krefeld : « Embryon » (1976)
DR

Etranges anastomoses

Mais commençons par le début et par cette première exposition dans ma galerie en septembre-octobre 1980. Pour l’invitation, Francis Parent écrit : « Petites gouaches ou grands tableaux, les œuvres de Rosemarie Klingbeil-Krefeld sont toujours le fruit d’un acte d’amour passionné avec la peinture, où le pinceau, par une myriade de minuscules caresses, donne naissance après de longues semaines de gestation, à d’étranges images... car, dans cette maculée conception la germination se donne aussi à voir en de monstrueuses anastomoses : circonvolutions de plans et de formes où le fœtal le dispute au matriciel, intrications de couleurs et de textures où le vivant et le mort permutent leurs apparences, réversibilité du sens de l’hominien au machinique... Les toutes dernières gouaches de Rosemarie nous le disent : Attention, la galère qui entraîne notre civilisation déboussolée prend l’eau de toute part ; les rats quittent déjà le navire... (Francis Parent)
Le numéro d’Art-Thèmes de décembre 1984 produit sur le travail de Rosemarie une assez belle synthèse :

« Après une première approche en 1970 de ses compositions mécaniques, Rosemarie Klingbeil Krefeld, à partir de 1976, incorpore des matières organiques, des formes fœtales, embryons de vie pris dans les écrous d’une machine indéfinissable et hors service, dont l’aspect terriblement atone est renforcé par une palette presque monochrome. Ces deux dernières années, Rosemarie abandonne les allusions sociaux métaphysiques au profit de 1’unification de son thème. L’élément humain disparaît. Les pièces d’acier occupent toute la toile et nous font pénétrer dans un monde aseptisé de toutes références où avec l’efficience de l’objet, même l’air, la lumière et le concept sont aussi annulés. Par cette savante mise en page, mais encore par l’éclairage froid, le mystère des ombres portées et des reflets superposés de façon ambiguë, Rosemarie, dépassant l’hyperréalisme, appliquant un sage cubisme réclamé par son sujet, rejoint le fantastique édulcoré par la banalité du thème mais renforcé par cet acte de peindre parfaitement une image inquiétante d’un univers mécanique omni-présent structuré, et pourtant déboîté, dévérouillé, statique ».

Cette très belle peinture va évoluer, passer à la couleur, à de nouveaux thèmes tout aussi rigoureux, qui seront également présents dans ma galerie de Saint-Paul.

A suivre

Pour accéder à la 2e partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...
Pour accéder à la 3e partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...
Pour accéder à la 4e partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...
Pour accéder à la 5e partie de cette chronique, cliquez ici : http://www.artcotedazur.fr/artcotet...

Artiste(s)