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Festival d’Avignon 2023 : Quelques-uns de nos (nombreux) coups de coeur

Comme chaque année, c’est la course d’un spectacle à un autre dans les rues chaudes et hyper bondées de cette belle ville gothique transformée pour un mois en un lieu festif, une cité du théâtre, de la danse, du spectacle vivant, très vivant. Il fait chaud, on boit des litres d’eau, on remplit les restaus où il faut déjeuner vite parce qu’on a qu’une heure avant le prochain spectacle. Je ne sais pas d’ailleurs comment ils se débrouillent avec tout ce monde (l’habitude, je pense) mais on mange vite et bien et à des prix raisonnables. Bravo les restaus ! Le spectacle est aussi dans la rue : les milliers d’affichettes, les acteurs qui distribuent les tracts pour aller voir leurs spectacles, les troupes qui défilent en fanfare, les acrobates, les bateleurs, les gens déguisés ou masqués qui courent d’une salle à l’autre où ils jouent un autre spectacle juste après (beaucoup participent à plusieurs pièces en même temps), etc. Cette année, on a réussi à voir cinq spectacles dans la journée (d’habitude, c’était trois ou quatre), mais ça demande de marcher vite et longtemps car les salles sont disséminées dans toute la ville et même en dehors des remparts. Faut faire des choix, jongler avec les heures, les jours et les spectacles (il y en a près de 1600). Nos spectacles dans l’ordre vu…

Guerre de Céline, aux Chênes noirs

Le texte de Céline admirablement rendu par un jeune acteur puissant Benjamin Voisin qui se force à atteindre la noirceur de l’auteur et qui y arrive très bien. Le texte est dans la lignée et le style du Voyage. La guerre et ses atrocités bien au delà de l’humain, à moins que justement elles soient la marque de l’humanité. Pas une bête ne serait capable d’autant de méchanceté et de perversité dans le mal. Céline se délecte de raconter cet humain inhumain sans foi ni loi ni justice ni éthique. Cette guerre a été terrible et Céline la raconte terriblement dans la peau d’un pov’ type qui a les mots pour la montrer dans son horreur banale, acceptée, une jouissance du mal assumée. Ce pov’type est celui que Céline incarne, qu’il est peut-être, à moins qu’il s’identifie pour faire comme il dit « de la littérature ». C’est un immense raconteur, un puissant menteur-vrai. Les mots comme des balles, faits pour trouer, pour faire mal, pour tenter de dire l’indicible, ce qu’il fait très bien. C’est même sa marque de fabrique. Il nous entraîne dans ses représentations, possède la force de nous enfermer dans sa vision du monde, de l’homme, des bêtes. Il finit par nous fatiguer par sa noirceur indélébile et continue. On aimerait des modulations, mais non, il va à fond. Ses textes son hyper travaillés, il le dit souvent. On pourrait penser que c’est facile, que c’est du langage populaire venu du fond des villes, des frustrés de la vie. Mais non, c’est ciselé, vingt fois sur le métier il remet son ouvrage. Chaque mot est choisi, soupesé pour faire le plus de chemin dans la conscience. Une mitraillette intarissable de phrases décrivant des réalités pourtant impossibles à dire qu’il arrive à décrire et que le puissant Benjamin Voisin interprète magistralement dans une et mise en scène de Benoît Lavigne.

Le Cadeau des Dieux de Shams Bouteille

Avec : Ilona Bachelier, Shams Bouteille, Anastasia Joux, Adrien Parlant
Metteur en scène : Shams Bouteille, Anastasia Joux

Le cadeau de Dieu ©DR

Une pièce folle, déjantée au style « Café de la Gare » des années folles (celles des années 70), d’ailleurs, le grand Romain Bouteille y a mis sa patte et bien plus. Quatre comédiens (deux filles, deux garçons) nous entraînent dans une ronde folle où on ne sait plus qui dit la vérité, qui manipule qui, qui a raison ou tort… Un juge à cheveux longs, une bourreau avec des pinces électrifiées, une jolie et fine avocate et un docteur trouble porteur d’une malette, tueur de vieux (mais pas que). Des personnages improbables portés par des acteurs-chanteurs énergiques. La religion, la justice, le droit, la vérité sont joyeusement bafoués dans une course à la recherche de ce « tueur de vieux » qui s’avère être… Mais on s’en fiche un peu du vraisemblable et de la morale (totalement dépassée) et même du dénouement. Ces quatre acteurs nous font passer pour notre bonheur sans transition du burlesque au caustique.

Pauline et Carton à la Scala Provence

Une actrice remarquable, Pauline Murillo incarnant le personnage de Pauline Carton entame une conférence dans un décor exceptionnel : une table de camping et une boîte en carton posée dessus et deux ou trois chaises dont une pliable qu’elle trimballe sur la scène. Dans la boîte en carton, deux petites clochettes de théâtre, celles annonçant l’imminence du spectacle (alors qu’on est en plein dedans), une petite théière qui lui sert de miroir et un trophée obtenu pour une pièce.
C’est Carton elle-même qui raconte son histoire : ses rôles de soubrette, de mégères ou de concierge, ses chansons (qui ont cartonné) comme « Sous les palétuviers » avec Michel Simon (où on s’aime sous l’évier), son humour caustique sur elle-même, ses vicissitudes, ses sketchs hilarants, dont l’un où elle raconte son interview avec un journaliste très con… Son humour (toujours un peu grinçant) et son autodérision font plier de rire les spectateurs. Elle parle, fredonne, chante, tient des discours ou raconte des confidences, nous enchantant par sa drôlerie. On ne sait plus laquelle des Pauline (Carton ou Murillo) est la plus authentique.

Paradoxe de l’endive à l’ Entrepôt Agnès Billard

«  L’Utopie des arbres  » d’Alexis Louis-Lucas nous avait ému il y a deux ans par sa poésie et sa sensibilité. Nous les retrouvons dans ce spectacle où l’auteur-acteur accompagné d’un piano, raconte la vie d’un enfant qui se cherche. Tout que ses parents lui proposent comme activités ne lui conviennent pas, même pas la musique. Il veut jouer du tambour mais ses parents le mettent au piano, un piano qu’il trimballe sur la scène tout au long du spectacle et qu’il va démonter, désosser, après avoir été utilisé comme écran, pour finir en tas.
La vie, les vies de l’enfant sont déroulées : le petit garçon, le pré-ado, l’ado, le jeune homme au service militaire (il y en peut-être un peu trop) mais il est toujours plutôt triste et déprimé. On sait déjà qu’il se retrouvera… au théâtre… fin de la pièce et début de la vraie vie.

Seul et solo à la Petite Caserne


Karim Mendil déboule sur scène bourré d’énergie. Il a apporté son jerrycan de vodka qu’il offre aux spectateurs avant de les prendre à témoin et de dialoguer avec ceux qui le veulent bien. Il vient du stand up, c’est évident et passe presque sans transition d’un sujet à un autre, un mot lui suffit. Il balaie à peu près toute l’actualité et Francis Cabrel qui n’y est pas beaucoup ces temps-ci. Il a pourtant marqué le jeune Karim et lui a donné envie de prendre l’ascenseur social. Il l’a pris et se débrouille plutôt bien avec une bonne tchatche et des mots qui filent. L’argument est court : sa fiancée n’est pas là comme prévu et il doit assurer néanmoins avec un technicien très approximatif et une guitare dont il connaît qu’un ou deux accords. Mais il parle, – il adore ça – et nous entraine sur des dizaines de sujets : des nuances de bleu à Pierre Palmade qui ne devrait éviter d’acheter une auto-école en passant par des blagues sur les femmes, ses amis qui craignent, la vie d’intermittent… on passe un bon moment.

Le jour où je suis devenue une chanteuse black, au Théâtre des Lucioles

Auteur : Caroline Devismes, Thomas Le Douarec
Artistes : Caroline Devismes, Mehdi Bourayou, Alex Anglio, Stéphane Balny
Metteur en scène : Thomas le Douarec

Le top ! Une jolie blonde avec une énergie peu banale et un souffle incroyable. Caroline Devismes parle, chante et danse sans cesse. Elle joue sa propre histoire. Petite fille d’un soldat noir-Cherokee américain - elle ne l’apprend que quand elle est encore une petite fille (un secret de famille) – elle se rêve en chanteuse black (Diana Ross, Aretha Franklin, etc.) C’est une vraie chanteuse danseuse avec un talent époustouflant. Avec ses deux acolytes musiciens et acteurs également, elle raconte son histoire où couleur de peau, racisme, différences finissent par s’effacer. C’est émouvant, plein de sens et d’humour et en en même temps un vrai spectacle musical. Elle est épatante avec sa robe argentée qui revoient mille lumières, sa tenue des Folies Bergères et son immense chapeau à plumes, sa petite robe blanche très courte. Ses deux partenaires : un à dreadlocks, et l’autre en faux aveugle mais vrai amoureux transi à lunettes blanches se retrouvent en danseurs à chemise rouge et nœud papillon avant de finir déguisés en indiens.

On a envie de le revoir. Ces trois méritent des grandes scènes nationales et internationales tellement c’est bon et revigorant.

Visuel de Une : collage ©A.Amiel

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