| Retour

Chronique littéraire : L’Économie par les deux bouts de la lorgnette

Des livres sur la « crise du siècle », il y en a eu une flopée et ce n’est sans doute pas fini. Les économistes ont trouvé un filon, et ils démontrent à leur manière une des raisons principales de ces remous : quand ça monte, on prend des commissions sur l’achat, quand ça baisse, on prend des commissions sur les ventes, tout profite aux gens de la finance, pourvu que ça bouge. C’est pareil pour les consultants, macro-économistes et journalistes de la branche : on surfe sur la vague, ou devrions-nous dire, la mousse ?

Avant de commenter mes opus du jour, laissez-moi quand même vous dire et redire que le plus important livre que j’ai eu entre les mains est celui de Florence Aubenas, « le quai de Ouistreham », déjà commenté ici. Au risque de me répéter : voilà le livre que les économistes, banquiers et politiques de tout poil devraient avoir obligation de lire avant d’aller à leur bureau lundi prochain. À force de parler de courbes, prédictions, « mesures », ils en oublient tous l’essentiel : la vie. Et c’est de nos vies qu’il s’agit, enfin de celles des 95 % de « gens » pour lesquels la crise n’a pas juste signifié le report de l’achat de leur nouvelle Ferrari.

Le triomphe de la cupidité

Joseph Stiglitz livre une copie impeccable, moralisante, décrivant en long et en large les péripéties des instances américaines confrontées à l’explosion de la bulle dite sub-prime et démontre, avec évidence, que le mal est bien plus profond que la simple erreur sur les valeurs hypothécaires de quelques centaines de milliers de « home sweet home » américains. Le mal est dans l’os, dit-il, il est dans la mécanique générale de la Haute finance, il est dans les réflexes personnels d’auto6protection d’une petite caste de puissants et de décideurs, tous personnages plats, vains, sans aucune vocation ni même désir pour exercer le pouvoir inédit qu’ils ont, de fait, sur le devenir du monde. À la sortie du livre, même après quelques pieuses propositions de réforme, et bien que c’est un prix Nobel de l’Économie qui nous parlait (ou justement, parce que…) on reste atterré, car aucune issue ne semble s’ouvrir qui aurait une chance raisonnable de nous éviter de nouveaux désastres. Nous savons au moins, pour ceux d’entre nous qui en doutions encore, que la finance est plus dangereuse qu’une bombe atomique ; que les Docteurs Folamour qui nous entourent en complet-veston immensément, inutilement riches, sont incapables, avec la meilleure volonté du monde, à éviter quoique ce soit ou à mener le monde vers une destinée plus heureuse ou harmonieuse. De là à sauter le pas de la révolution prolétarienne, il n’y a plus beaucoup d’alternatives. D’une manière ou d’une autre cela finira dans le sang…

Comment j’ai liquidé le siècle

Un de ces Docteurs Folamour, lisez un golden boy, un trader, est justement le héros du roman de Flore Vasseur. Qui est une journaliste honorable pour ce que l’on en sait, mais qui préfère ne pas apparaître comme telle en quatrième de couverture. C’est donc un roman, une espèce de thriller, ma foi de bonne facture (c’est-à-dire qu’il tient en haleine). C’est aussi, sous ces dehors innocents, une espèce de reportage dans le monde des traders, qui explore avec pas mal d’acuité ce qui se passe dans la tête et dans la vie des écervelés, qui pour ne pas nous gouverner, forment la piétaille des soi-disant décideurs dont traite Stiglitz. On avait vu Wall street, et la réalité d’aujourd’hui n’en est pas si lointaine. L’économie, connais pas, mais les chiffres, les algorythmes financiers, ces machines qui font les cours pratiquement sans intervention humaine, cet espèce de gigantesque casino ou des Intelligences Artificielles s’affrontent dans le seul but de produire des bonus et des portefeuilles pour leurs concepteurs, cela donne froid dans le dos parce qu’on voit bien que tout ceci n’est aucunement de la science fiction mais de la réalité prise sur le vif.
La vue d’en haut, la vue d’en bas. La théorie et les grandes orientations politiques, Pa r un prix Nobel et la vie de tous les jours d’un trader vu par une romancière. Démonstration où la fiction soulève au moins autant de réflexion que le cours magistral.
Deux livres très complémentaires, donc, qui pour ne nous offrir aucune solution, nous expliquent, chacun à sa façon, comment ça marche. Et pourquoi les techniciennes de surface du quai de Ouistreham souffrent, vivotent, pleurent, toujours à la limite de l’existence…

Ce que les deux livres nous disent est que le pire est à venir…

Joseph E. Stiglitz, le triomphe de la cupidité, ed. Les Liens qui Libèrent (LLL), 467 p., 23 €
Flore Vasseur, Comment j’ai liquidé le siècle, ed Des Equateurs, 315 p, 19 €

Artiste(s)