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CHAPITRE 3 (part I) : Chronique d’un galeriste

Cette semaine Alexandre De La Salle (avec les bons soins de France Delville) consacre sa chronique à Gérard Eppelé...

Frédéric Altmann – Bon, pour l’instant, tu es dans la période qui précède, en mars 1967, la fameuse exposition « Ecole de Nice ? »

Alexandre de la Salle – Oui. Dès 1960, de jeunes artistes sont entrés dans la galerie, c’étaient des gens marrants, originaux, vivants, j’ai parlé la dernière fois de Michel Néron et Marcelle Tanneau, et je voudrais aujourd’hui évoquer Gérard Eppelé, un sacré personnage, lui aussi… qui faisait partie, évidemment, du « Paradoxe d’Alexandre », en 2000, cette rétrospective de mon travail de quarante années que tu m’avais proposée. Et j’ai écrit dans le catalogue du même nom que Gérard Eppelé « était sans doute le grand peintre et sculpteur expressionniste français, dont l’œuvre culminait dans son « Roman-Peinture », résumé des thèmes qui l’avaient traversée. Il reste encore un peu méconnu, parce qu’il n’est guère doué pour sauter dans le wagon de première classe du Grand Train. Il en étonnera plus d’un, c’est pour moi une évidence ».
Né en 1929 à Cherbourg, il avait passé son enfance au Maroc, était rentré en France en 1942, était entré aux Beaux-Arts de Toulouse, puis à l’Ecole nationale de tapisserie d’Aubusson, et, au début des années 50, avait travaillé dans le cinéma comme peintre décorateur, avec Max Douy. Fin des années 50 il arrive dans les Alpes-Maritimes. A Vence, il devient l’assistant de Dubuffet qui lui fait connaître la galerie Chave. Il enseignera à la Villa Arson jusqu’en 1992.

Couverture de la plaquette
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Invitation et intérieur de la plaquette
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Frédéric Altmann – Il a été le professeur de Nivèse à la Villa Arson. Elle dit qu’il lui a tout appris sur la manière de traiter le corps, à en voir la structure sous forme de cercles, d’ovales…

Alexandre de la Salle – Oui, il avait une maîtrise parfaite, et dans le film que nous avons fait en 1990 dans son atelier, en prévision d’une exposition à Genève, il avoue avoir dû se battre contre une trop grande facilité. Cela arrive. Mais comme il avait en même temps une science exceptionnelle de la Forme, et de sa recherche, avec une remise en cause permanente, et une sorte d’humilité très fructueuse face à la Peinture, au Dessin, il dépassait cela de manière géniale. Il est venu me voir à la galerie dès 1960, il me racontait des épisodes de sa vie, et plus particulièrement son travail pour Dubuffet, comment il lui préparait son matériel, faisait ses fonds, il participait d’une certaine manière à sa création. Bien sûr je suis allé dans son atelier, j’ai ressenti une profonde impression, le sentiment d’avoir rencontré un artiste de la dimension de celui que mon père Uudo Einsild avait découvert dans les années 20 : Chaïm Soutine. Double excitation, puisqu’en même temps il s’avérait pour moi impossible de l’exposer immédiatement dans ma galerie : sa prochaine manifestation chez Alphonse Chave était déjà programmée. Dans le feu de l’action je lui ai acheté dix grandes gouaches, que j’ai, naturellement, précieusement conservées. Eppelé est un artiste d’une immense qualité, d’une importance considérable, et qui devrait forcément s’imposer aux yeux de tous. Nos routes se sont décroisées, mais je souhaite vivement que la sienne le mène plus encore là où il doit être : connu – reconnu - estimé et célèbre. Je me répète : Eppelé est sans l’ombre d’un doute le grand peintre expressionniste français, le plus grand, le plus intense, le plus « métaphysique ». Ses gouaches m’ont profondément impressionné. Et ses dessins.

L’une des 6 lithographies numérotées de la plaquette.
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Les yeux fermés

Quand j’ai pu enfin, en 1972, montrer son travail, j’ai choisi des visages nus, d’une sobriété rare, avec des yeux comme des trous, qui parfois étaient fermés, et ces visages me faisaient penser au texte de Jean-Paul Sartre « Visages » qui avait paru chez Seghers en 1948. J’aime beaucoup l’œuvre de Sartre, qui est à la fois un grand philosophe et un grand écrivain, homme de théâtre, poète. Je trouve son écriture toujours poétique. J’allais souvent à Paris, et il se trouve que je l’ai rencontré, il était avec Simonne de Beauvoir, dans un café, et je l’ai interpellé, je lui ai demandé s’il acceptait que j’utilise son texte, et il a dit oui tout de suite.

Première page du texte de Sartre
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Deuxième page du texte de Sartre
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La plaquette des « Yeux fermés » a été tirée en 1.100 exemplaires, les cent premiers numéros en constituant l’édition originale et étant composés de lithographiées numérotées. Et voici l’extrait de « Visages » qui était imprimé en gros caractères à côté de fragments de visages d’Eppelé : « Le visage n’est pas simplement la partie supérieure du corps. Un corps est une forme close, il absorbe l’univers comme un buvard absorbe l’encre. La chaleur, l’humidité, la lumière s’infiltrent par les interstices de cette matière rose et poreuse, le monde entier traverse le corps et l’imprègne. Observez à présent ce visage aux yeux clos. Corporel encore et pourtant différent d’un ventre ou d’une cuisse ; il y a quelque chose de plus, la voracité ; il est percé de trous goulus qui happent tout ce qui passe à portée. Les bruits viennent clapoter dans les oreilles et les oreilles les engloutissent ; les odeurs emplissent les narines comme des tampons d’ouate. Un visage sans les yeux, c’est une bête à lui tout seul. Mais voici les yeux qui s’ouvrent et le regard paraît : les choses bondissent en arrière ; à l’abri derrière le regard, oreilles, narines, toutes les bouches immondes de la tête continuent sournoisement à mâchonner les odeurs et les sons, mais personne n’y prend garde. Le regard c’est la noblesse des visages parce qu’il tient le monde à distance et perçoit les choses où elles sont ». Admirable texte.
Et donc à partir du moment où Eppelé pouvait exposer chez moi, je lui ai consacré en 1976 l’exposition « Peintures », puis, encore « Peinture » en 1979, dans une exposition « Peinture-Photo » en 1982, et en 1999 pour ma dernière exposition à la galerie. Et aussi, évidemment dans « le Paradoxe d’Alexandre » au CIAC. Pour le catalogue de cette dernière exposition, d’Arles où il était parti vivre, en mars 2000, il avait écrit ce texte :
« L’illusion intervient dans l’Art et la commotion organise la réalisation sensible du concept. A chacun d’élaborer sa maîtrise de l’espace pictural et de sa forme qui sont les révélateurs de la prétention spirituelle de l’artiste. C’est ici que se posent les manifestations de la création corrélative au temps : le temps de l’Histoire ; le temps de l’histoire d’une vie. L’illusion d’un sentiment, Fuites, Tragédie d’une mémoire sont des sujets intercalaires à d’autres thèmes qui forment les strates de mon travail. Il donne à voir l’homme dans sa complexité obsessionnelle, et s’implique avec obstination dans une diversité d’expressions. La nature de mon propos est la certitude de faire surgir une inquiétude, voire de l’effarement qui révèle au tréfonds de nous de l’insoutenable intemporel ». (Gérard Eppelé, Arles, mars 2000)
Nous avions souhaité joindre un texte de François Nédélec, Conservateur, de 1993 : « La grande leçon et la grande sagesse d’EPPELÉ est sans doute de nous montrer qu’au fond de nous-même il y a toujours un témoin, premier et dernier à la fois. Le témoin, un peu notre conscience, nous précède. Il est salutaire et indispensable de trouver à travers les décombres, le témoin de nous-même... nous à l’origine, celui qui vient en garde-fou nous remettre les pieds dans l’argile. EPPELÉ est un homme qui parle des hommes, un humaniste en dehors des dogmes, un artiste qui nous dit : la vie est simple, de grâce retirez les masques, prenez un miroir et traversez-le ». (François Nédélec, 1993)

Avec Albert Chubac le jour de son vernissage le 21 janvier 1972
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Le grandiose opéra de Gérard Eppelé

Et un texte de Robert Butheau du 21 septembre 1976, intitulé « Le grandiose opéra de Gérard Eppelé »
« Gérard Eppelé peint pour apprendre à vivre, pour fuir un moi inhumain. Son œuvre est suspendue à une double hérédité de culpabilité et de souffrance. Photographes, voyants, volants, surpris, musiciens, cantatrices, journalistes, tous acteurs d’un grandiose opéra, nous offrent le spectacle d’un peintre solitaire qui se retourne contre un univers vaniteux, incapable de reconnaître sa vanité. Travaillant par séquences, par séries, Gérard Eppelé épuise les divers étages de la mémoire ; non par complaisance à l’égard de son miroir, par attitude de voyeur ou par exhibitionnisme, simplement par une résolution finale de l’aventure. Puissance de l’image ! Approche silencieuse de l’homme ! Lorsque les ténèbres passent sur ses visages peints. Lorsque le bruit fêlé des orages secoue les traits de ses personnages, ils préparent le silence. Gérard Eppelé peint l’homme singulier qui se dresse contre l’homme des foules, l’homme démasqué. ». (Robert Butheau, 1976)

A suivre...

Invitation pour les « Yeux fermés »
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