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CHAPITRE 42 (part II) : Itinéraire, Des origines à aujourd’hui

Suite de la chronique de France Delville entamée hier...

Dans « Itinéraire, Des origines à aujourd’hui » (partie de la monographie) Henri Baviera raconte son parcours, sa vie, passionnants, quoique mouvementés, ou plutôt parce que mouvementés, et c’est ainsi qu’il note toutes ses rencontres avec divers artistes, poètes, écrivains, dont Bernard Noël, avec qui, en 2001, il signe, à la Librairie Matarasso : « Une fable du Monde », poème de Bernard Noël, gravures polychromie-relief, puis, en 2008 : « La vie en désordre » texte de Bernard Noël, ex. de tête, gravure polychromie-relief, aux Éditions l’Amourier.

Henri Baviera par André Villers
DR

Le texte de Bernard Noël dans la présente monographie est une exégèse particulièrement fouillée, dont voici encore une partie, très parlante :

Question de « matérialisation » par Bernard Noël

On se rend bientôt compte que cette peinture, toujours en quête des codes chiffrant la nature, est moins soucieuse de figurer que de matérialiser. Le tableau est un lieu où l’action de peindre dépose une matière émouvante, et celle-ci sollicite nos sens pour leur communiquer directement une sensation dont les couleurs, par leurs nuances, sont le langage. Un langage qui, bien sûr, n’est jamais explicatif, et qui ne parle que par impressions sans être « impressionniste ». Où l’on voit des couleurs est déposée une matière à laquelle la couleur donne un ton, et le peintre assemble ces tons de manière à moduler visuellement un message sensuel, destiné à créer chez le spectateur un état réceptif. Chaque tableau recherche cet effet,
mais son résultat dépend finalement de l’attention qui lui sera donnée.
La période suivante est celle des « Formes évolutives » (1966-1975) : elle offre une rupture surprenante avec ce qui la précède en proposant des formes simples et d’autant plus difficiles à nommer qu’elles font signe à des particules vivantes, qui s’emboîtent et semblent avoir subi un fort grossissement. S’agit-il de cellules ou d’organes aux contours très simplifiés, rien n’en décide. Les couleurs sont claires et vont par larges aplats. Henri Baviera parle d’archétypes du vivant. Il dit aussi que, parti du point, il l’a laissé évoluer vers le cercle. Il ajoute : quand on fait une image avec ce que l’on a en tête, on est surpris soi-même par le résultat. La sphère se défait dès qu’elle entre en rapport avec d’autres formes tout comme ce que l’on éprouve est modifié par les mouvements vitaux internes…

Henri Baviera dans son atelier (1960) (Photo Monographie)
DR

Cette confidence situe la tentative dont témoignent ces toiles et la raison pour laquelle leur simplicité apparente est l’enveloppe d’une représentation aussi expérimentale que symbolique. Une phrase entendue autrefois a ressurgi soudain : « La création est le passage du cercle au carré. » Et le sentiment s’en est suivi que ces toiles saisissent ce passage pourtant invisible. Le mystère toujours entier de la peinture est que, tout en étant immobile, elle n’en finit pas de déborder et de communiquer ce mouvement à l’espace du regard. A moins que sa matière et la substance spatiale n’aient une affinité qui reste à explorer ? Tout se joue dans ce contact, matériel et immatériel, dans l’instant où les yeux touchent la surface sans la toucher. C’est alors que Dynamique des nombres ou Formipush ou Equilibre menacé nous émeuvent par une perfection que menace étrangement de l’intérieur la dynamique vivante qui les habite et qui veut s’épancher. Le mouvement cellulaire et pénétrant d’une colonne de fourmis incarne peut-être l’invasion d’un extérieur toujours avide d’occuper l’intériorité, ou peut-être simplement l’indispensable interpénétration des règnes vivants.

Hôtellerie de la Toque Blanche, Saint-Paul (1956), Henri Baviera avec entre autres, de gauche à droite : A. Lutenbacher, E. Jacques, A. Verdet, H. Matarasso, R. Dauphin (assis), L. Suppin, J. Prévert, Abidine, Atlan, Arbas, M. Borsi, S. Reggiani (Photo Monographie)
DR

Dans Dessus/Dessous, la figuration d’un arbre à double feuillaison, l’une aérienne, l’autre terrienne, utilise le symbole pour provoquer une méditation sur les liens inséparables du visible et de l’invisible, de l’apparence corporelle et de son dessous physiologique. La vivacité de cette image contraste avec la déclinaison dans trois séries superposées des Mutations. On assiste là aux avatars du cercle qui se plie, se déplie, s’invagine et se circonscrit de la forme du rein à celle, finale, du volant. Le spectateur hésite, s’interroge à propos de contenant et contenu, tout en étant enchanté par les couleurs claires de la rangée centrale où la matière semble faite d’une accumulation d’écailles ou de copeaux lumineux. Ces mots conviennent-ils pour désigner des impressions plus que des formes ? Le spectateur retourne vers Formipush où la forme principale est charnue d’une riche et habile association de feuillages et de lettres colorées.

Bienheureuses liquidités aériennes

La suite intitulée « Polyester » (1967-1975) est parallèle à la précédente et parfois la recoupe, et recoupe aussi « Minérale » notamment avec Aquagraphie proche de Aquagrafe mais dans une ressemblance qui frappe puis paraît secondaire. Beaucoup de titres se limitent à Polyester suivi de chiffres ou de dates (principalement 1967, 68 et 69), l’important, dans cette série, est la mise en gloire de formes qui évoquent sphères, planètes et cellules dans une liquidité aérienne travaillée par des vibrations générant des moirures. On dirait l’agrandissement de vues procurées par un microscope mais si richement colorées que le spectateur pense peinture avant de chercher à les identifier. La gamme des rouges, violets, bleus et noirs est en soi assez énergique pour satisfaire le regard et lui éviter de s’interroger quant aux références éventuelles. L’invention domine toujours et une simplicité radicale, qui poussent le regard à ne considérer que sa vision telle que perçue dans son instant.

« Sans titre », polyester (1967)
DR

Henri Baviera raconte que les œuvres de cette période, et surtout les Formes évolutives, furent alors très mal reçues et traitées de panneaux décoratifs. Cette incompréhension, bien entendu douloureuse, entraina une longue interruption du travail. La reprise eut pour point de départ l’abandon à la formation d’une image qui pousse lentement sur la toile et s’y développe à la manière d’un rêve. Cette période, assez longue de 1976 à 1990, est donc tout naturellement qualifiée de « Onirique ». Je peignais, dit Baviera, ce qui venait en tête en me laissant aller à un mouvement inventif qui ne devait rien aux recettes surréalistes. L’acceptation d’agencements hasardeux m’a rééquilibré et permis de retourner dans ma peau de peintre.

La facture est discrète et utilise peu de matière, ce qui valorise transparence et luminosité. Il y a des reflets, des mirages et des cieux éthérés où apparaissent des constructions et des objets insolites, qui flottent dans l’espace. Dans Royal Voyage, par exemple, le ciel est l’élément dans lequel vogue une caravelle à la hauteur d’une colonnade antique. Plus bas, sur une terre dont rien ne garantit la fermeté, une ville dresse des fortifications, minarets, campaniles et beffrois. Dans le Songe d’une nuit était, un chevalier va dans le ciel tandis que les vagues du sol brassent les signes de divers alphabets. Sur la droite, une tour de Babel, et sur la ligne d’horizon un personnage parmi des trajectoires comme en tracent les étoiles filantes. Tout en bas, un paysage montagneux avec lever d’un astre. Le Songe d’Icare est composé autour de la tête d’un vieux sage, une belle pomme enfoncée dans son front. Autour de lui, des bulles d’air et, devant lui, un paysage bourré de rocs avariés. La surprise, dans Sur le pas de la porte, est d’apercevoir au milieu d’un ciel rouge un char antique mené par son conducteur debout et tenant les rennes d’une monture de profil, puis la tête de Néfertiti. Au-dessous, sur la terre, un enfant, un gros coquillage, les tours d’une ville lointaine, des montagnes neigeuses. Dans Promenade, une superposition d’espaces laisse transparaître des personnages, des bastions, des arbres, un attelage, une fusée, une pomme-lune.

Ces descriptions sont pauvres : il leur manque l’élément qui fait l’unité rêveuse du tableau et son espace. Il faudrait accumuler les noms des choses et des figures pour faire sentir la diversité, la richesse. Il faudrait surtout faire sentir l’apparition, et qu’elle sème autant de halos le long de la phrase. Mais l’image seule peut faire éprouver la surprise immédiate et son saisissement. Celui, dans Brèche, d’un paysage planté de rocs pyramidaux et d’un ciel parcouru de fleuves d’air, puis, par là-dessus, tableau dans le tableau, une imbrication d’espaces mêlant des éléments, des personnages, une tête grimaçante.

Traverser la toile

La Brèche n’est pas qu’un titre, encore moins un sujet, à mesure qu’avance le travail, elle est devenue la fente étroite à travers laquelle le peintre interroge le monde et son propre travail. Peu à peu, dit-il, durant cette période, il a repris confiance en la peinture et il s’éloigne désormais des figures pour traverser la toile après en avoir transgressé la surface. Il veut maintenant aller dans le spatial, cette substance indécise dont la condensation donne chair à la présence et à la peinture. Sur ce trajet, il y a le vide et ce point vers lequel conduisait autrefois la perspective. Le point de fuite est-il la mort ou bien l’origine d’une rencontre essentielle ? Perspective ou pas, il existe des plans successifs, des strates mentales, un au-delà du vide, et c’est avec tout cela que Henri Baviera veut à présent se mesurer.
Sa nouvelle suite s’intitule justement « Brèches » : elle va l’occuper de 1991 à 2000. Si tout est vu, en effet à travers une brèche, qui focalise le regard et la perception, ce qui est donné à voir sur la toile représente l’au-delà de l’ouverture, c’est-à-dire le lieu où les strates sont assemblées et réunies. Baviera parle par écrit d’un « rébus infini » et précise qu’il le triture pour y déchiffrer les codes de la nature. Son déchiffrement ne s’exprime que dans un langage pictural fait de plans, de verticales, d’horizontales et, parfois, de fragments de paysages, d’éléments d’architecture et, rarement, de silhouettes humaines. Si l’on s’arrête devant l’un de ces tableaux, Jocarinda par exemple, la tentation est d’énumérer les carrés, les obliques, les profils de rochers, les cubes, les triangles, les rapports de couleurs, et cela fait de constater l’impuissance des mots devant le visuel. Dans le même temps, on sait bien qu’énumérer des composants est injuste puisque leur agencement réalise une synthèse qui fut le but du peintre et qui est le sens du tableau. On admire l’équilibre, on le ressent, on prend plaisir à caresser des yeux la peau de la peinture et on s’aperçoit tout à coup que l’on est pris dans une présence, dans sa respiration : un glissement s’est produit qui a changé la nature du tableau devenu maintenant un objet de méditation… (Bernard Noël : « Du visuel au mental » (extraits) dans « Henri Baviera » aux Editions de l’Ormaie, 2012).

A suivre avec des extraits d’un texte de Françoise Armengaud, peut-être la « spécialiste » d’Henri Baviera...

Relisez la première partie de cette chronique.

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