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CHAPITRE 64 (PART V) : L’Ecole de Nice ou Les colles du réel

Encore un petit bout de « Objectif zéro » de Jean Mas

Je ne sais pas si ça vous paraît parlant (rires) mais le corps présentifie l’exigence de l’être, d’être immédiatement présent, lorsque nous n’avons pas cela, et bien je peux dire que nous glissons vers la schizophrénie (rires) je sens que vous avez du mal à suivre... Comme nous le savons, le moi n’est pas maître chez lui, et je veux dire que cette formule là, elle se condense en ça. Ça c’est quoi ? ce n’est ni plus ni moins que le sujet barré, que Patrick écrit S barré deux fois ... mais ça c’est ça, je veux dire que là j’ai fait un développement pour que ce soit clair ... que l’idée de l’Un est indispensable quand vous abordez ces problèmes là.

Raymond Hains chez Ben pour le centenaire de Marcel Duchamp 1987 (Photo Frédéric Altmann)

Nous allons voir aussi pourquoi j’ai parlé au départ du signifiant flottant ce n’est pas gratuit non plus (rires) première figure non figurée, ou plutôt première mesure figurée, là je vais être clair : le pénis, et oui, le pénis… la castration donne la mesure de la bonne distance (rires) l’avoir ou ne pas l’avoir. Séparée de lui dans le sens de parure aussi, c’est parée de lui que la petite fille porte des bijoux, que la femme voile sa nudité, parce que, Freud nous dit : « Elle n’a rien à cacher ». Lacan nous dit lui (rires) et oui, c’est comme ça que vous pouvez penser toute la castration, la castration, ce n’est pas le doigt coupé comme ça été parlé tantôt, ce n’est pas quelque chose qui manque, (rires) c’est quelque chose qui manque de ne pas l’avoir (rires). Alors je vais préciser un peu ça à propos de la bonne distance, parce que c’est très important.

La bonne distance, nous trouvons par exemple des histoires de cannibales et de vampires, des dévorations intestines, des objets qui entrent dans le corps, y germent, des dents qui poussent dans le ventre de l’enfant ou de la mère, il ne sait plus même s’il est dévoré, s’il dévore, s’il est ventre frappé ou Parme qui frappe, son corps n’existe pas, il est un amas de morceaux, un morceau de sein maternel, un bout de peau, un fragment d’épaule, il n’a pas de corps à lui etc. il est corps morcelé et corps violent...

Raymond Hains, l’œuvre intitulée « ça passe où ça gaze », collection Jean Mas

Vous avez compris, là nous sommes avant le stade du miroir (rires) ... Là c’est Mélanie Klein, et à partir de là le sujet passe, au moment du stade du miroir, du corps morcelé à la forme orthopédique (rires) orthopédique c’est important de la totalité. C’est là ce qu’on appelle la bonne mesure, on va voir, ce n’est pas encore la bonne distance (rires)
Alors… la bonne distance ... Lacan nous donne cet exemple : il arrive que des groupes indiens, par les hasards des nomadisations ou des catastrophes, se rejoignent sans l’avoir voulu. Cela arriva aux Indiens Mandans d’Amérique du nord. Un groupe d’indiens etc. ils se retrouvent, deux groupes… Alors ils leur demandèrent bientôt de repartir et leurs vieux répètent encore ce qui leur fut dit en ces temps très anciens : il serait préférable que vous partiez au delà du fleuve, et que vous construisiez votre propre village, car nos coutumes sont par trop différentes des vôtres. Ne se connaissant pas les uns les autres, les jeunes pourraient avoir des désaccords, et il y aurait des guerres. N’allez pas trop loin, car les peuples qui vivent éloignés sont comme des étrangers, et la guerre peut éclater entre eux. Voyagez vers le Nord, jusqu’à ce que vous ne puissiez pas voir la fumée de nos maisons, et, là, bâtissez votre village. Ainsi nous serons assez près pour être amis, et pas assez loin pour être ennemis. Etc.

Ombre de Raymond Hains dans le livre « Ombres » de Jean Mas (Editions Giletta 1992, Photo François Fernandez)

Jean Mas, quel conteur !

Depuis plus de cinquante ans, dans le Mouvement de l’Ecole de Nice, il y a ce conteur extraordinaire qui s’appelle Jean Mas, présenté en 1963 à l’Artistique par Ben, qui, lui aussi, avait une sacrée tchatche ! Ben, c’est le « zenman », l’homme du Zen, celui qui, quand il mange, il mange, quand il court, il court, quand il écrit, il écrit, quand il respire, il respire, quand il a peur de ne pas exister, il a vraiment peur de ne pas exister, et qui écrit tout ça, il écrit : j’écris.
Jean Mas, ce n’est pas du tout ça. Jean Mas, au fur et à mesure qu’on le voit, qu’on en rit, qu’on le lit, on se dit : mais il a tout lu, cet homme-là ! Les choses les plus raffinées, les plus techniques, et il les ressert sur le mode de ce qu’on appelle l’humour (et même comme un très grand clown, vous savez les gens comme Grock, des génies… les plus géniaux des artistes sont les grands clowns, faire pleurer c’est facile, mais faire rire, ce n’est à la portée que de quelques-uns… très rares… et Jean Mas est de ceux-là). Seulement, Jean Mas, mine de rien (parce que ça dépend de ceux qui reçoivent ses messages, ses Massa-je - en fait il s’appelle Massa-, the medium is the message, you know) vous aura, nous aura, mâché la culture contemporaine, structuraliste, donc remontant à la nuit des temps, synchronique, diachronique, mâché, massé, comme l’Africaine qui mâchait le mil pour son bébé, ça le détoxiquait, dirait Winnicott. Jean Mas, il est comme Gilles Deleuze, qui disait à ses élèves : ne m’écoutez pas, rêvez, il en restera toujours quelque chose, mais cette chose sera à vous, ce ne sera pas une prothèse… Avec Deleuze, c’était de la « lecture en intensité », avec Jean Mas c’est de l’écoute en intensité, on sort de là plus intelligent, et on ne sait pas par où c’est passé.

Raymond Hains par Frédéric Altmann dans l’atelier d’André Villers

A propos du réel

Par exemple sur le « réel », dont je parlais au début, sujet d’étude du séminaire de l’AEFL cette année, écoutons ce que Jean Mas en disait en 1985 à la Galerie Diagonal-Duval/Dunner (Paris). Il avait appelé ça « A propos du réel » :
Je dispose dans des extérieurs, des mots, des lettres, certaines sont abandonnées dans la rue. Ici deux versions du mot réel.
Nous devons plus que jamais, construire du réel sur de l’imaginaire, c’est à dire ne pas prendre en charge la rela¬tion d’analogie dans tous travaux qui prétendent faire en ce sens, œuvre de construction. Construire du réel c’est, dans un premier temps : répudier le vécu trop attaché de sentimentalité puis le réintégrer dans une synthèse ob¬jective comme élément connotant.
Dans un second temps : c’est se poser dans la dimension politique, à savoir que nous considérons (le) politique comme un rapport premier de réalité entre l’observateur et la chose observée, l’analyste et sa matière... Et c’est là que le connotant anime par ses implications, la forme « idéologique » et la mise en série des connotations.
En établissant le rapport, le politique nous permet de travailler et de nous éloigner du champ indifférencié de notre condition primaire. Comme schème organisationnel, le politique fonde la règle en délivrant du réel, la culture se développe alors en organisant ces fragmentations de réel selon une série de fantasmatique.

Ombre de Frédéric Altmann dans le livre « Ombres » de Jean Mas (Editions Giletta 1992, Photo François Fernandez)

Réalité sous jacente multi-verbalisable et transformable, le réel se réalise lorsqu’il amène une praxis communicable. Cette communicabilité nous ra¬mène à une réalité foncièrement sociale qui institutionnalise le réel et dis¬tribue le aréel sous forme d’idéologie.
Cet aréel ne se formalise ni par un langage ni par une pratique, il est l’ex¬pression des limites de nos perceptions, des surgissements de notre in¬conscient, il est producteur de résonances psychiques qui tendent à instaurer une communion (des individus) visant à faire croire à une com-munication de type primaire.
Pourtant, si nous négligeons la vision froide de toute une nouvelle pein¬ture, en associant à nos travaux toute l’irrationalité du sensible, c’est que nous prenons le risque de distribuer une composante du réel.
Pour nous, il s’agit de garder la dimension du « sensible » constante humaine (témoin d’un rapport à l’idéologie), véritable élément de lecture qui sans être précisément cernable entre dans un ordre sémiologique.

Jean Mas directement en prise avec l’Ecole de Nice

Alain Amiel, fondateur de Z’éditions, et qui est présent dans le premier clip « Jean Mas à Art Jonction en 1991 », a écrit une préface très instructive à « Performas, 40 ans d’art d’attitude ». Entre autres il a écrit : « Jean Mas, ami de Ben et de Serge III est directement en prise avec le mouvement. Sans aucun passé de plasticien, il entre directement dans l’art par Fluxus. Présenté par Ben en 1963 avec un groupe de personnes sur la scène du théâtre de l’Artistique à Nice comme « œuvre d’art », il suivra de près, dès son retour du service militaire, les manifestations qui s’articulent autour du « tout possible ». Etc. En prise avec le Mouvement, Jean Mas l’est resté jusqu’à aujourd’hui, où il continue de faire des étincelles !
La culture sidérante que j’ai évoquée plus tôt, alliée à un sens aigu des liens entre les significations, ne pouvait que le lier, justement à Raymond Hains, l’un des fondateurs géniaux du Nouveau Réalisme, côté « lettrisme ». La photo de Raymond Hains et Jean Mas faisant la sieste de concert, qui illustre la partie III, instantané de Catherine Mas, est inénarrable. Dans le catalogue de l’exposition « Raymond Hains, itinéraire d’un piéton de l’art » au CIAC, Jean Mas avait écrit un texte relatif à l’œuvre de Hains intitulée « ça passe où ça gaze », concoctée dans des conditions très « réalistes », comme il se doit…

Ça passe où ça gaze

Note de circonstance relative à la pièce intitulée « ça passe où ça gaze ». Lors de ses fréquents séjours à Nice, Raymond Hains aimait s’entourer d’amis et faire quelques balades « restaurants ». Je l’ai rencontré par le biais de Frédéric Altmann. À cette même époque, Raymond me présenta aussi son ami Ange auquel il tenait beaucoup. Il m’est arrivé quelquefois, à son plus grand amusement, de venir le chercher avec mon véhicule de service. Je travaillais alors à EDF et en fin de tournée, je le déposais, selon ses rendez vous, après avoir vu ensemble un ou deux clients (abonnés EDF) auxquels je rappelais la nécessité de payer leur facture (il s’agissait de commerçants) ! Parfois, en fin de journée et en sa compagnie, il m’arrivait de troquer mon véhicule administratif contre ma R4, nous allions ensuite prendre un verre chez moi ...

Ombre de Nivèse dans le livre « Ombres » de Jean Mas (Editions Giletta 1992, Photo François Fernandez)

Un jour, dans le parking de l’entreprise, dans la zone garage, il remarqua un tas de tôles. Il s’agissait de panneaux en métal qui étaient fixés sur les côtés, les flancs des véhicules d’interventions EDF GDF. Dessus et périodiquement, on collait des affiches relatives à EDF GDF. Lors de remplacements ou de réparations de véhicules, les panneaux se trouvaient relégués à la ferraille... Raymond en choisit un qui présentait quelques couches de papier mais sur lequel on pouvait lire « Gaz de France ». Il me l’offrit alors en disant : « ça passe où ça gaze ».

Plus tard il s’agit pour moi de préciser quel ou (ou/où) il considérait... Raymond se détermina pour le lieu car, tout comme la devise des sapeurs (démineurs), « à me suivre tu passes » et « ça passe ou ça casse ». Il conversa sur le fait que si ça passe dans un lieu, c’est que tout va bien (ça gaze)... Voilà donc ce qui accompagne le choix de cette pièce pour laquelle j’ai prévu un nouvel encadrement. Cela remonte au moins à une bonne quinzaine d’années si ce n’est vingt. Je n’ai pas de date précise, mais j’ai bien en mémoire cette « fouille » en compagnie de Raymond dans le tas de pancartes. (Jean Mas, Nice, 28 mars 2006)

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