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CHRONIQUE D’UN GALERISTE : Chronique 25 : JANI (Part III) - CHAPITRE 25 (PART III)

N’importe où pourvu que ce soit ailleurs
Pour le catalogue Tampura, Avida Ripolin avait écrit une étude assez fouillée, fruit de fréquents entretiens avec JANI, la voici :
Tout a commencé au Jardin des Merveilles. Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’émerveillement n’est pas un acte simplet. Lorsque Gilles de Gennes attire notre attention sur la forme en hélices contrariées d’une pomme de pin, sur la fonction de cet agencement, non encore complètement élucidée, il nous fait partager la plus haute vision, celle de la curiosité qui à chaque pas se heurte au mystère le mystère n’étant qu’une connaissance remise à plus tard et il est tout sauf naïf, c’est simplement qu’il sait regarder, et que, nous en faisant démonstration, il métamorphose notre regard.
Les Métamorphoses du Regard, celles de Malraux, sont le voyage véritable, et c’est dans cette aventure que s’est lancée une toute petite fille éblouie du décoiffage par le vent d’un arbre en fleurs, et brûlant d’en témoigner, d’en conserver pour elle et pour autrui la trace. Et par la peinture. Cela elle l’a su très tôt. La peinture était déjà en elle sensation reproduisible seulement avec des couleurs, des matières, un toucher, des accumulations de peaux sensibles, paradoxales, tout un système à inventer.

Jani (Photo Frédéric Altmann)

Et c’est bien jeune, à quinze ans, qu’elle est acceptée à l’Ecole des Arts Appliqués. Enfant, Jani détestait les poupées qu’elle jugeait trop mièvres, figures trop imposées. Son rapport au monde exigeait déjà la force d’une réponse personnelle, et l’école, elle le sent, va lui donner les moyens de réagir aux « actes » de la nature : que voir ait des conséquences. Une sorte d’enfantement. Les œuvres ne sont jamais que les fruits d’une union sensorielle. La diversité des techniques va permettre des réponses multiples à la diversité du monde. Ainsi le voyage peut commencer.
Au sens propre d’abord : l’aspiration vers l’ailleurs (« le n’importe où pourvu que ce soit ailleurs », de Baudelaire) la pousse à toute une série de tableaux où les humains volent dans des embarcations féeriques, et, déjà, dans des instruments de musique.

C’est l’expression d’un bonheur surhumain, d’une croyance en un paradis réalisable.
Malraux qui, au Musée d’Art Moderne où Jani obtient un Prix de Peinture, contemplant l’une de ces scènes déclare : « Ce peintre ira loin, si les petits cochons ne le mangent pas ... ». Ce Malraux si averti des lignes internes des choses, de leur place définie au plus vaste, décrypte t il d’un coup le sous jacent de l’œuvre de Jani : cette attirance pour les lointains, cette obsti¬nation du chercheur vers ses limites, ou ses origines ?

Jani, catalogue « Les Terres de Feux » Z’Editions (Photo Felipe Gayo)

Max Pol Fouchet filme particulièrement les yeux des personnages, prunelles dilatées par un immense désir d’adhésion. Toute cette période figurative de Jani montre sans détours ce qui est à mon avis le matériau de son œuvre : une forme d’empathie avec l’univers qui n’est lui ni positif ni négatif mais tendresse impersonnelle, force de cohésion, cadeau à la ma¬nière de chaque printemps : ces fleurs de cerisier se soulevant sous la brise, retombant en pluie sur une herbe vernissée ne s’adressent à personne en particulier, mais à celui seul qui veut en jouir. C’est la qualité du regard qui fait le cadeau.

Témoins ces petits observateurs, chiens, lapins à l’écoute, oreilles dressées, preuve que ce monde est habité, qu’y circule une conscience parfois bienveillante, une sorte de sagesse heureuse, pourquoi ne pas en faire le pari positif ?
Peut être est ce ce frère mort de désespoir au retour de la guerre d’Algérie qui élimine des tableaux la physionomie humaine, et mène Jani à interroger les sources obscures, les cavernes, à se lancer dans leur exploration picturale. Derrière toute cette matière en voiles volatiles, ou lissée, ou mordorée, pétrie sous ses doigts, semblent se tenir, hors d’atteinte, des réponses insoupçonnables, au delà des circonstances, au delà du bien et du mal. La beauté serait une émergence, une apothéose salvatrice, mais ascétique. La destination ne serait plus paradisiaque mais plénitude de l’instant. Un chatoiement s’imposerait, nourrirait les sens et l’esprit, à la manière de la musique. Comblerait. La beauté du monde ne se livrerait qu’au terme d’un geste de samouraï. La beauté serait une victoire. Elle attendrait au delà des circonstances, du bien et du mal. Au delà des tunnels, et des secrets, elle se révèlerait dans la matière seule, pétrie de vieux manuscrits chinois, de vieille sagesse universelle, de patine argileuse, vieux tissu érodé mais lustré par les saisons, amoureux des pluies de fleurs, des débris de civilisations, amoureux de l’humain mais aussi du ciel, et des gouffres, et de l’indicible ...

« Mémoires d’éléphants », catalogue « Les Terres de Feux » (Photo Olivier Houeix)

Le Secret, l’indicible se parent d’or, un or non décoratif bien sûr, et codé. Et sacré, au sens où le sacré n’est que ce qui, au fond de nous, semble inviolable : notre origine même, notre identité. Cet or s’impose, il est le bonheur subsistant, mais au delà de tout, des deuils, de la violence, de l’obscurité, ou en deçà, nacre liminale. Le bonheur s’est décalé, il s’est ... retiré, il est devenu occulte, et donc à déchiffrer. C’est ce qui provoque ce désir d’effacement : à la fougue primitive de la jeunesse exposition trop dangereuse aux dieux jaloux succède une exigence de discrétion. Une distance souriante efface les constructions triomphantes, marque déjà l’ironie des siècles.
Ces objets échappent au lieu par leur universalisme, au temps par leur patine d’objet trouvé. Ils sont déjà défaits, d’une défaite détachée, et belle encore. Le bonheur naît maintenant du non-attachement, par une gymnastique que l’art concrétise. L’accomplissement qui était prêté aux personnages du début se manifeste maintenant d’une manière impersonnelle, elle est la texture de l’être, mais en suspens, sous jacente, cadeau pour celui seul qui veut en jouir, essence de l’espèce plus que de l’individu, musique où tout baigne, pour qui veut entendre. Et la musique surgit donc de ces tambours à gongs, éveilleurs si l’on veut, un appel est lové dans leur centre de peau, la dimension du son est adjointe, cette peinture est née de telles résonances intérieures, a été faite sous les auspices de tant de musiques méditatives que justice est enfin rendue. Au Japon, Malraux ressentit que seule la musique parlait bien de la mort. La peinture pourtant ne fait pas autre chose. Ni aucun des arts. Aucune expression n’ignore la mort. Des êtres immortels ne perdraient pas leur temps à dire qu’ils existent, et à quel point est nostalgique la perte de chaque instant. Par ces instruments symboliques, Jani nous rappelle les épousailles du temps et du son, cette alchimie qui permet, un temps, d’accompagner le temps, de se faire rivière, cesser d’être galet. Sur ces machines de peinture sonore on ne bute pas, car le son les traverse, de grands serpents ondulatoires qui vont gratter des cordes en¬core plus lointaines, dans l’infiniment petit des Secrets, l’infiniment grand du Souffle, du Vide, suprême respiration. Et cela finit par le Jardin des Merveilles. (Avida Ripolin, avril 1992)

« Les ruisseaux de feu », catalogue « Les Terres de Feux »

Les Terres de Feux
L’exposition « Les Terres de Feux » s’est tenue en août 1994 dans ma galerie de Saint-Paul. Dans le catalogue, édité par Z’Editions, Jani a écrit cette préface :
Pays des baous le 17 juin 1994.
Cher Alexandre.
Il y a deux ans lorsque j’ai prononcé, à propos de mon nouveau travail, ces deux noms « Tampura » et « mémoires palatines », tu m’as proposé une exposition. Ces noms m’étaient venus naturellement à l’esprit, coulant de source, évitant toute explication.
Cette année, quand je t’ai dit « Les Terres de Feux », tu as eu la même réaction et nous avons fixé une date d’exposition en août. Je suis heureuse, une fois encore, d’exposer dans ton merveilleux espace et d’entreprendre avec toi cette étrange aventure à multiples facettes. Je voulais te le dire. Que vivent l’amitié et le sablier arrêté. (JANI)

« Pieds nus sur des tapis de mémoires, je voudrais danser le pourquoi des choses », catalogue « Les Terres de Feux »

Couture du temps
Hugo Caral avait encore été mis à contribution avec des haï-kaï dédiés à JANI :

Couture du temps
le coup de gong silencieux
sur les tympans dort

Comme si par nature
son calme troublé d’ardeur
sanglait terre et feu

Jardins sous la terre
fleurs de feu à sa surface
pour inciser l’aube

L’incendie noirci
à la foudre des entrailles
assigne l’aurore
(Hugo Caral, 1994)

Dans ce catalogue, André Verdet, l’ami de Saint-Paul, et André Parinaud, l’ami parisien avaient aussi écrit des choses initiatiques… ce sera pour la partie IV de ma chronique 25

(A suivre)

« Mémoires palatines », catalogue « Les Terres de Feux »

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