| Retour

CHAPITRE 14 (Part III) : Chronique d’un galeriste

Et voici la 3e partie de la chronique d’Alexandre de la Salle...

Jean-Pierre Sudre « Le panier aux œufs »
© DR

Alexandre de la Salle – Cette réflexion sur la différence entre peinture et photo m’a bien occupé, et c’est pour cela que j’ai envie de donner la fin de mon texte « peinture/photo » paru en 2000 dans « Le Paradoxe… », mais écrit bien avant, entre autres…

Tentations d’interprétations…
« Observons deux tentations, aussi désespérées l’une que l’autre :
- le sourd désir d’amener la photo à se faire surface, manifeste dans les expériences des photographes qui peignaient sur leurs photos, pour tenter de leur donner la présence et la densité du tableau. Et bien sûr en annulant ipso facto la photo en tant que telle.
- l’hyperréalisme en sens inverse, ou le désir du peintre de se faire photographe, en éliminant de la surface peinte tout ce qui précisément en fait une surface peinte. Il ne reste alors que l’irréelle présence d’un réel déréalisé, d’une peinture qui, comme la photo, ne se donne plus que comme image d’un réel qui n’est pas là. Il n’y a plus de surface peinte, qui s’est dissoute en reflets, en éclats, proches et lointains, d’un ailleurs d’autant plus insaisissable qu’il n’est plus sur la toile. Alors que dans la photo - dans la première expérience - l’image implose pour n’être plus que tache plus ou moins épaisse sur une surface qui n’est plus respectée en tant que telle. Ni photo ! Ni peinture !
Des hybrides, en somme, où le passage de l’une à l’autre annule aussi bien l’une que l’autre.
Chez tous les grands maîtres, il y a non seulement ce travail de la surface, mais, au bout du compte, une surface peinte qui s’articule comme surface peinte. Et ensuite, accessoirement comme image. De près, les derniers Titien sont ce poudroiement de taches, de gouttelettes, de fines taches mêlées les unes dans les autres, et ça n’est qu’en reculant que, de cette brume peinte, surgit la figure de tel ou telle, comme par EXCÈS, comme en plus de la peinture proprement dite, naissant sur cette surface sans jamais la nier.
Mais alors, me dira-t-on, au bout du compte, peinture et photographie se rejoignent dans la représentation ? Et bien non. Puisque, quoi qu’elles tentent, elles n’y parviennent qu’en étant peinture/surface peinte, ou photo/absence de surface, d’emblée annulée au profit de l’image-reine. La peinture est réalité du tableau, de l’objet peint, la photo est présence d’une absence, pure virtualité. (Alexandre de la Salle)

Jean-Pierre Sudre « Paysage matériographique »
© DR

Jean-Pierre Sudre
Jean-Pierre Sudre était encore un grand esprit, un chercheur. J’ai exposé en avril-juin 1982 ses Natures mortes, dont son fameux panier aux œufs. Pour moi il fut comme un maître de la Nature morte échappée du XVIIIe siècle. Même exigence vérique, même souci de la disposition des sujets, même raffinement. Oui, un très grand montreur des choses du monde, un très grand photographe. Son exposition chez moi a suscité une énorme attention, et toujours beaucoup d’admiration devant tant de beauté. Il sera très difficile de découvrir un photographe ayant su regarder et voir son monde avec autant d’acuité. Avec, au bout, le sentiment du définitif : objet périssable, je te fais impérissable.
Il est toujours resté présent dans des expos de groupe, mais en 1989 j’ai montré ses travaux chimico-poétiques, et métaphysiques, sous le titre : « Temps matériographique ». C’est qu’en octobre 1968, comme l’écrit Avida Ripolin, « Jean-Pierre et Claudine Sudre créèrent un stage expérimental de photo. Le mot expérimental avait deux sens : nous voulions mêler la tradition artisanale, romantique, à l’héritage des conceptions révolutionnaires du bauhaus. C’était expérimental également parce l’école avait investi tout leur appartement. Mais après 28 ans d’activité photographique, en 1974, ils purent s’installer à Lacoste, en Provence, dont Lemagny dit que c’était l’Abbaye de Photo-Thélème. Ensuite, comme l’écrivit Pierre Larivière, agent culturel du Festival La photographie française" (Montréal), en 1984, Jean-Pierre Sudre fut l’artisan discret qui poursuivit sa lente démarche silencieuse, attentif à la vie immobile, celle des fruits, des objets familiers, celle des paysages matériographiques... dont Weston pourrait avoir été le précurseur non abstrait, volontairement réaliste, avec ses Dunes de 1936. Weston qui recherchait de manière réaliste la vie, la substance et l’essence de la chose en soi, qui dira plus tard que c’est l’appareil de photo qui l’a mis en contact plus étroit avec la nature, phrases qui nous semblent parfaitement convenir au travail de Jean-Pierre...
Sudre fut aussi un maître, qui impressionna d’abord par ses natures mortes puis, au-delà de l’apparence, sonda la matière, la rapporta comme trace fuligineuse, et nouveau paysage. Micro/macro se tenant le bout des doigts, tels Dieu et Adam, structurés par les bijoux de Chronos. Il nous en fit des projections sur une musique de Messian. Il s’agissait de pénétrer le matériau lui-même, d’accueillir les cristaux même de l’image, de la laisser parler et s’étendre. Transmettre, c’était sans doute cela, pour lui : donner à voir. (Avida Ripolin)

Wilhem Maywald : Portrait de Picasso
© DR

Wilhem Maywald
Wilhem Maywald, je l’ai exposé l’été 1983.
Le titre de l’exposition était « Portraits d’artistes ». Il sut être le contemporain et le complice attentif des artistes majeurs de son temps. Le talent d’un regard saisissant les êtres dans leurs dérives intimes, dans leur profondeur voilée. Sous la caresse de lumières successives, il a ainsi donné seconde vie à une grande partie des artistes renommés de ce siècle, entre autres un portrait de Picasso parmi les plus beaux que je connaisse, où, d’ombre en ombre, on va jusqu’au bas du visage, pour trouver cette main inondée, elle, de lumière.
Avida Ripolin dit de lui : « Il y eut d’abord toutes ces Beautés des années 50, ces mannequins de chez Dior héraldiques, et puis les monstres sacrés de la Peinture, Picasso en tête. Aussi grand portraitiste que peut l’être un peintre classique, Maywald, c’était de la lumière, et cet instantané construit qui fait presque une icône. Le portrait est d’abord une pensée de la part du photographe. C’est ensuite le goût de la vie ». (Avida Ripolin)

Gilles Erhmann : « Œdipe Sphinx »
© DR

Gilles Ehrmann
Gilles Ehrmann est un immense personnage surréaliste qui « partait dans des errances » et pratiquait au quotidien le « hasard objectif », surtout en compagnie de Ghérasim Luca et Micheline Catti. C’était un mage, et je lui consacrerai un jour toute une chronique. En 1986, son exposition chez moi s’intitule « La Question », et celle de de 1988 « Œdipe Sphinx ». Gilles Ehrmann est un Voyant : ce qu’il voit, il le voit deux fois, au dehors, d’abord, êtres du réel, et au-dedans, profondément inscrits en lui, écho déjà, souvenir. Difficile avec lui de ne pas ressusciter ce vieux cliché : ces paysages, ces momies, sont des auto-portraits, non qu’il ramène tout à lui, mais bien plutôt que tout vienne, en lui, prendre forme et sens autres. Il me semble bien que Gilles Ehrmann soit le seul photographe auquel Jean-Claude Lemagny ait consacré un long texte, qu’il faudra que je retrouve. Dans la revue « Go », en 1986, Avida Ripolin lui consacra un texte intitulé Au point feu de la magnitude, unité de mesure de l’éclat des étoiles. Le texte parut ensuite dans la revue Kanal.

Gilles Erhmann : « La question » (1986)
© DR

Au point feu de la magnitude
« Les Inspirés et leurs demeures », « Œdipe-Sphinx », « Provence noire », « Faire un pas » etc. toutes ces œuvres sont le dépôt d’expériences, de marches dans le monde, pour une aventure du regard, dans une pensée en étoile... « Partir dans une errance », selon les propres termes de Gilles...
« La question », c’était la matière elle-même interrogée... le cœur sombre des choses, leurs ténèbres, leur en soi-obscur qui venait à être irradié par des lumières adjacentes : celle du soleil ou de l’esprit humain... Quand monte la phosphorescence et que se mettent à briller les objets, ils sont radium et pur diamant. Quand le réel étincelle, qu’il est un petit bing bang euphorique, tout s’immobilise, et une douceur nacrée envahit l’intérieur et l’extérieur, les fait communiquer comme des plis l’un de l’autre. Les parois de cet esprit se couvrent d’or, de cristal. Plus de miasmes, plus de scories. Tout s’affine. Tout se fond, même si les contraires s’affrontent en chimismes interactifs. C’est du cœur noir du feu que s’élèvent incandescences et vapeurs subtiles. Le grésillement est là pour rendre le silence plus aérien, la pierre refroidie plus figée. C’est de masses lourdes et opaques, de montagnes intenses que s’évaporent d’impalpables éthers. Le dur, le compact baignent dans un lac si aveuglant qu’il devient invisible. Trop de lumière éblouit, mais c’est l’œil du dedans qui s’éclaire et jouit. L’immobile et l’agile se coulent dans le même signe, tout se montre, monte à sa propre surface nacrée, s’élève jusqu’à sa propre physionomie, affleure à sa propre fusis, sa nature, exprimée comme un jus de métal liquide à un moment privilégié. Tout l’or caché s’extrait et vient se fixer pour désigner mieux le précieux vêtement du constitué. Nouvel état et nouveau langage (Avida Ripolin)

(A suivre)

Gilles Erhmann : « L’Inde »
© DR

- Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

- Cliquez ici pour relire la deuxième partie de cette chronique.

Artiste(s)