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Machines Infernales, La Tragédie selon Cocteau

« Pour que les dieux s’amusent beaucoup,
Il importe que leur victime tombe de haut (…)
Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort
Se déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, Une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux
Pour l’anéantissement mathématique d’un mortel. »
Jean Cocteau, La Machine infernale (Prologue), 1934

La vie de Jean Cocteau est marquée par la tragédie et son œuvre en témoigne tant à travers ses écrits pour le théâtre et ses poèmes, qu’à travers ses dessins, ses tapisseries et ses peintures. Perte de parents proches et d’amis, consolation dans l’opium, l’absence d’êtres chers ouvre des plaies que l’artiste peine à refermer. La tragédie antique, et ses héros intemporels aux prises avec leur destin, offre à Cocteau un terrain d’expression de son mal-être profond.

De sa pièce Antigone, écrite en 1922, à l’Oratorio Œdipus Rex représenté en 1952, Jean Cocteau élabore sa propre mythologie, résolument moderne, sur fond de tragédie grecque.
-  L’exposition présentera une soixantaine d’œuvres : dessins, photographies, ouvrages illustrés, estampes, céramiques et tapisserie, issues des collections historiques du Musée Jean Cocteau et de la collection Séverin Wunderman. Ce nouvel accrochage dévoile, en effet, une nouvelle partie de la donation faite par Séverin Wunderman à la Ville de Menton en 2005. Il souligne l’importance primordiale du théâtre dans l’œuvre de Jean Cocteau, notamment dans ses dessins à l’encre, encore peu connus du grand public.

Les œuvres présentées

-  Une série de dessins originaux pour l’album Le Complexe d’Œdipe (1924). Ces œuvres réalisées au trait noir et au lavis servirent d’illustrations pour La Machine infernale, en 1934.

Jean Cocteau, le complexe d’Œdipe, feutre noir, rehauts d’encre noire et pastels secs / 28.4 x 37.8 – musée Jean Cocteau / collection Séverin Wunderman
©Adagp, Paris 2010 (après accord de l’ADAGP / 01 46 59 09 36)

-  Une série de dessins colorés, à l’encre brune et aux pastels, contemporains d’Orphée, tragédie en un acte écrite en 1925.

-  Un ensemble de dessins couvrant les années 1920 à 1950, lié à l’œuvre théâtrale et cinématographique de Jean Cocteau. Ces œuvres représentent les grands héros tragiques chers à Cocteau : Orphée, Œdipe, Antigone, Jocaste.

Jean Cocteau, Œdipe, Pastel sec et crayon gras, crayon graphite / 63.8 x 49.3 cm – musée Jean Cocteau / collection Séverin Wunderman
©Adagp, Paris 2010 (après accord de l’ADAGP / 01 46 59 09 36)


-  Viennent compléter la présentation, les œuvres à l’encre de chine de Christian Bérard, études pour les décors du film Orphée. De son surnom « Bébé », l’artiste participa à la direction artistique de plusieurs œuvres théâtrales de Cocteau dont La Machine infernale.

-  Les photographies des nombreux spectacles écrits et mis en scène par Jean Cocteau : Orphée, La Machine infernale, Œdipus Rex, Phèdre… réalisées par de grandes signatures de la photographie des années 1950 : Serge Lido, Boris Lipnitzky et Hélène Roger-Viollet.

-  La tapisserie Judith et Holopherne, réalisée d’après le carton original de Jean Cocteau.

-  L’affiche originale du film Orphée, de 1949.

-  L’édition originale du Théâtre Illustré de Jean Cocteau, de 1957.

-  Des céramiques décorées de sujets mythologiques.

Jean Cocteau, le complexe d’Œdipe, plume et encre de Chine, lavis d’encre de Chine, crayon graphite / 32.7 x 25.1 cm – musée Jean Cocteau /collection Séverin Wunderman
©Adagp, Paris 2010 (après accord de l’ADAGP / 01 46 59 09 36)

Enfin, un fonds exceptionnel de photographies et d’affiches représentant la tragédienne Sarah Bernhardt, grande inspiratrice de Cocteau, sera exposé pour la première fois, dévoilant une des richesses de la Collection Séverin Wunderman.

Le style des dessins représentant ces héros tragiques reflète le trouble des années de difficultés et d’agitation de Cocteau. Intrinsèquement, chaque poème, chaque dessin, chaque œuvre théâtrale est un dialogue de l’artiste avec la mort. Dans son œuvre graphique, le noir domine. Le trait à l’encre de chine est privilégié dans les années 20. Marqué par sa dépendance à l’opium et par la violence de plusieurs cures de désintoxication, Cocteau crée des personnages aux corps torturés, aux têtes surdimensionnées et aux yeux exorbités. Parfois les pipes d’opium se substituent aux membres du corps. Ces « monstres » figurent les douleurs de Cocteau, dont la tragédie grecque exprime la violence extrême.
Avec les dessins préparatoires pour Judith et Holopherne, puis dans les œuvres des années 1950, Cocteau travaille la couleur avec des crayons gras et des pastels, appliqués sur de grandes feuilles de papier noir.

Jean Cocteau, le théâtre et la tragédie grecque

Jean Cocteau, dès sa prime jeunesse, « rêve » de théâtre, éduqué à ce titre par ses parents qui fréquentaient la Comédie-Française et l’Opéra. C’est en assistant aux représentations données par les « monstres sacrés » de l’époque, Sarah Bernhardt et Edouard de Max, qu’il contracte le fameux « mal rouge et or » dont il ne se départira plus.
Ses souvenirs, l’artiste les retranscrit à travers « Portraits-Souvenir, 1900-1914 » de la manière suivante :

« Notre jeunesse, folle de théâtre fut dominée par deux grandes figures : Sarah Bernhardt, Edouard de Max ».

Ces deux icônes de la scène, personnification d’un style de déclamation mélodramatique et classique, restèrent pour Cocteau un souvenir nostalgique qui marqua à tout jamais sa propre conception du théâtre.

« Mounet-Sully déclinait. Ce vieux lion aveugle somnolait dans un coin de la ménagerie. Parfois il envoyait un coup de patte magistral : Œdipe roi. Sarah et de Max jouaient souvent ensemble, face au Châtelet où nous vîmes Michel Strogoff et les Pilules du Diable. Quel délire lorsque le rideau jaune s’écartait après la pièce, lorsque la tragédienne saluait, les griffes de la main gauche enfoncées dans le portail, la main droite, au bout du bras raide s’appuyant au cadre de la scène ! Semblable à quelque palais de Venise, elle penchait sous la charge des colliers et de la fatigue, peinte, dorée, machinée, étayée, pavoisée, au milieu d’un pigeonnier d’applaudissements. La Sorcière ! La Samaritaine ! Phèdre ! Andromaque !... Hermione se repose dans sa loge. Oreste devient fou. « Pour qui sont – ces serpents – qui sifflent – sur – vos têtes. » De Max haletait, secouait les propres couleuvres de sa chevelure, agitait les voiles de Loïe Fuller. Une sorte de plainte poignante l’accompagnait, que nous prîmes longtemps pour un bruit de coulisse et qui n’était autre que la sirène du bateau-mouche de la station Châtelet. De Max fut un tragédien génial. Pareil à Mme Duncan et Bernhardt, il ignorait les codes et les formules. Il cherchait, il inventait. Il gênait. Il déraillait. On se sentait comme responsable de ses erreurs. On n’osait regarder ses voisins ; on suait à grosses gouttes. Soudain vous aviez honte de votre honte. Des « chut ! » éteignaient le dernier rire. De Max, d’une poignée rageuse, domptait le ridicule et le chevauchait. Sa superbe l’emportait et vous emportait au galop. Puis-je oublier son Néron de Britannicus, Néron d’opérette, à monocle d’émeraude et à traîne, et tel qu’il vous oblige à ne plus imaginer Néron sous un autre aspect. » Et Jean Cocteau termine ainsi : « … Salut à Sarah Bernhardt ! Salut à de Max ! Colosses qui devraient avoir pour devise cette réponse du chef indien auquel on reprochait de manger un peu trop à la table de la Maison Blanche : A little too much is just enough for me – Un petit peu trop, c’est juste assez pour moi. »
Jean Cocteau, Portraits-souvenir, 1900-1914, Grasset

A cette époque, Cocteau baigne dans ce milieu théâtral et il lui arrive même parfois de partager l’intimité de quelque monstre sacré : « Dans la suite, je devais, chaque samedi, déjeuner chez Catulle Mendès à Saint-Germain ».
Jean Cocteau, Portraits-souvenir, 1900-1914, Grasset
Influencé par ces performances d’acteurs, Jean Cocteau redonne vie aux grands personnages mythiques incarnés autrefois par Sarah Bernhardt et Edouard de Max. Il revisite et adapte de façon originale les grandes tragédies de Sophocle, leur conférant un style rapide et concis, des costumes et des décors souvent contemporains. Sans renoncer à la pureté classique, l’artiste, tel un archéologue, fait revivre les vestiges de la culture passée sous le nouvel éclairage de son époque. Il marque ainsi son identification à ces héros intemporels que sont Œdipe et Orphée.

De fait, l’auteur aborde la tragédie antique avec Antigone en 1922.
« Dès 1917, à Pompéi, Cocteau avait senti l’appel de sa « maison » : « J’avais attendu mille ans sans oser revenir voir ses pauvres décombres ». Il n’a pas seulement accéléré « à grande vitesse » le texte de Sophocle, condensé en un acte, il l’a aussi « latinisé », lessivé, de façon à retrouver, sous la « patine », le « grand mystère cruel, impitoyable à l’homme »… A ceux qui l’accusent de battre fausse monnaie, Cocteau répond qu’il remet en circulation de vraies pièces antiques. Ce triomphe ouvre la voie à Giraudoux et Anouilh ».

Extrait de l’Album Cocteau, de Pierre Bergé, nrf, Gallimard, La Pléiade.

Le mythe d’Œdipe constitue pour Cocteau une source inépuisable, qu’il exploitera tout au long de son œuvre (La Machine infernale, Œdipe-Roi, Oedipus Rex...). Ce qui fit même dire à Gide : « Il y a une véritable Oedipémie ».

Mais c’est au personnage d’Orphée que Jean Cocteau va réellement s’identifier. Après Antigone, Orphée est la deuxième tragédie de Cocteau portée sur scène en 1926. Cette nouvelle pièce est une synthèse d’antique et de moderne, de fantastique et de réel, qui apporte un nouvel élan au théâtre parisien. Orphée marque le début de sa collaboration avec Coco Chanel. Cocteau est alors le premier à découvrir ses talents de costumière.

Le personnage d’Orphée est également au cœur de plusieurs films réalisés par Jean Cocteau, jusqu’à son dernier long-métrage intitulé Le Testament d’Orphée, réalisé en 1959. Dans cette ultime œuvre cinématographique, le poète joue lui-même le rôle d’Orphée. Le processus d’identification est achevé. Cocteau déclare d’ailleurs que son film est « une séance de strip-tease, consistant à ôter peu à peu [son] corps et à montrer [son] âme toute nue ».

Chronologie des pièces tragiques de Jean Cocteau

- Antigone, tragédie d’après Sophocle, créée en décembre 1922 à l’Atelier. Décors de Pablo Picasso ; Musique d’Arthur Honegger ; Costumes de Gabrielle Chanel.
« Il s’agissait de copier un chef-d’œuvre et de retrouver avec un trait noir la perte du détail et des couleurs. Mais sans rien changer. La vitesse qui étonne et qu’on m’impute se trouve dans Sophocle. Mais notre vitesse n’est pas la même que celle de jadis (…) C’est pourquoi je déblaye, je concentre et j’ôte à un drame immortel la matière morte qui empêche de voir la matière vivante. Les personnages d’Antigone ne « s’expliquent pas » ils agissent. Ils sont un vieil exemple du théâtre qu’il faudra bien substituer au théâtre de bavardages. Le moindre mot, le moindre geste alimentent la machine… j’ai, de la sorte, obtenu un résultat curieux : le drame « rafraîchi », rasé, coupé, peigné, dérange les critiques au même titre qu’une pièce neuve… J’ai ôté la patine d’Antigone ».
Jean Cocteau, en marge d’Antigone.

- Orphée, tragédie en un acte et un intervalle, créée en juin 1926 au Théâtre des Arts. Décors de Jean Hugo ; Robes de Gabrielle Chanel.
Le mythe d’Orphée est ici conçu comme une tragédie :
« On doit adapter les costumes de l’époque où la tragédie est représentée (…) Le décor rappellera les aéroplanes ou navires trompe-l’œil chez les photographes forains. »
Le prologue (L’acteur chargé du rôle d’Orphée) :
« Mesdames, Messieurs, ce prologue n’est pas de l’auteur. Sans doute sera-t-il surpris de m’entendre. La tragédie dont il nous a confié les rôles est d’une marche très délicate. Je vous demanderai donc d’attendre la fin pour vous exprimer si notre travail vous mécontente. Voici la cause de ma requête : nous jouons très haut et sans filet de secours. Le moindre bruit intempestif risque de nous faire tuer, mes camarades et moi. »

- Œdipe-Roi, tragédie en un acte, publiée en 1928, créée en juin 1937 au Nouveau théâtre Antoine : Mise en scène et costumes de Jean Cocteau ; Décors de Guillaume Monin
Le prologue
« Spectateurs !
On se représente toujours la Grèce comme une colonne blanche. Imaginez maintenant un lieu brûlé, aride, sous un ciel farouche. Des murs de pierre, des murs de brique, des grilles, des égouts, des chambres basses, des portes secrètes des métamorphoses, la peste.
Là s’entre-dévorent de grandes familles en costumes de romanichels et dont les mœurs ressemblent beaucoup à celles d’insectes souterrains.
Emplacement idéal pour les dieux qui aiment bâtir et poser des pièges.
Les dieux grecs ont la cruauté de l’enfance et leurs jeux coûtent cher aux mortels. Sans le savoir, Œdipe est aux prises avec les forces qui nous surveillent de l’autre côté de la mort.
(…) Mais quel est cet ange noir qui lui bande et lui débande les yeux ?
Ce n’est pas une pièce de théâtre que vous allez voir, mais un supplice, une cause célèbre, un procès.
Un homme au comble de la chance découvre en un jour qu’il était joué par les dieux sans cœur. » Jean Cocteau, en marge d’Œdipe-Roi, préface de l’édition originale.

- Œdipus-Rex, Opéra-oratorio en deux actes, musique de Stravinsky, créé en mai 1927 et en 1952 (pour cette version : décors, costumes et masques de Jean Cocteau)
Le prologue
« Spectateurs,
Vous allez entendre une version latine d’Œdipe-Roi.
Afin de vous épargner tout effort d’oreilles et de mémoire et comme l’opéra-oratorio ne conserve des scènes qu’un certain aspect monumental, je vous rappellerai, au fur et à mesure, le drame de Sophocle.
Sans le savoir, Œdipe est aux prises avec les forces qui nous surveillent de l’autre côté de la mort. Elles lui tendent, depuis sa naissance, un piège que vous allez voir se fermer là.
Voici le drame :
Thèbes se démoralise. Après le Sphinx, la peste. Le chœur supplie Œdipe de sauver sa ville. Œdipe a vaincu le Sphinx ; il promet ».

« Le travail d’Œdipus-Rex n’était pas simple. Il ne me fallait pas tuer l’oreille par l’œil. Il me fallait être violent, respectueux de la monstruosité mythologique. En effet, le mythe nous arrive avec le même silence que les soucoupes volantes. Le temps et l’espace nous l’envoient de quelque planète dont les mœurs nous déconcertent ».
Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, les Cahiers rouges, Grasset

- La Machine Infernale, pièce en quatre actes, créée en avril 1934 au théâtre Louis Jouvet : Décors et costumes de Christian Bérard.
La machine infernale est un piège des dieux.

« Les dieux s’amusent à combiner une farce atroce dont Œdipe est la victime. »
Jean Cocteau, Journal d’un Inconnu, Grasset, 1953, p.41.

« Décrire ce piège serait malaisé. D’abord, qui l’a vu ? Personne. Selon nous (et certains indices le prouvent) un assemblage de pièces vivantes nécessitant une discipline ou une complicité de plusieurs siècles, le piège était plutôt une chose plate pliée avec un sens magistral de l’espace. A cet angle solitaire de la rue, afin de pouvoir se mettre autour du malheureux et obtenir la profondeur, il est probable qu’il joua du phénomène grâce auquel les pieds d’un noctambule marchant sur le trottoir de gauche s’entendent sur le trottoir de droite, et employa, comme la double photographie du stéréoscope, ces deux trottoirs parallèles, d’aspect inoffensif. Toujours est-il qu’en un clin d’œil, l’homme fut happé, entraîné, déshabillé, scalpé, châtré, écorché vif, aveugle et recouvert d’un costume d’Œdipe, au milieu d’innombrables rires, dominé par une voix fraîche criant : C’est bien fait ! » « Théâtre Grec », dans Musée Secret.

- Phèdre, tragédie chorégraphique créée en juin 1950 au Théâtre national de l’Opéra de Paris. Musique de Georges Auric ; Action dansée de Serge Lifar ; Rideau, décor et costumes de Jean Cocteau ; Tableau vivant photographique de M. Brassaï
« Un mythe est un mythe parce que les poètes le reprennent
et l’empêchent de mourir.
Nul ne doit ignorer celui de Phèdre, petite fille du Soleil.
Par la parole ou par la danse glorifions-le ». Jean Cocteau

Informations pratiques

Exposition du 2 juillet 2010 au 15 mai 2011
Musée Jean Cocteau
Quai Napoléon III
06500 MENTON

- Exposition ouverte tous les jours de 10h à 12h et de 14h à 18h,
sauf le mardi et les jours fériés.

Pour tous renseignements Tél. : 04 93 57 72 30

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