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Fin de cet événement Février 2014 - Date du 7 février 2014 au 8 février 2014

Molly Bloom d’après Ulysse de James Joyce

Marier littérature et scène, faire entendre le roman sous le spectacle, c’est ce que réussit Jean Torrent dans son adaptation, à la fois sensuelle et abstraite, du fameux monologue intérieur de Molly qui sert de conclusion à Ulysse, le monumental roman mythique de James Joyce (1882-1941). Ce texte atypique de 80 pages non ponctuées semble avoir été écrit entre écriture automatique et gueule de bois. Il dessine cependant le portrait d’une femme, avec ses avis bien tranchés sur les hommes qu’elle aime, particulièrement en uniforme.

Dépouillé, le dispositif scénique montre deux époux tête-bêche dans le désordre d’un lit défraîchi. Lui, Leopold Bloom, restera endormi, muet et immobile, tout au long du monologue de sa femme qui se parle à elle-même une heure durant. Buveur invétéré, il n’a plus de relation sexuelle « normale » avec elle, mais dort dans le lit conjugal où il reste avachi au cours de la longue insomnie de Molly. Près de lui, elle soliloque des bribes de souvenirs et des blessures secrètes. Petit bout de femme délurée, complexe et pleine de contradictions, elle aime son mari tout en le trompant : l’après-midi même, son amant est venu. Des divagations les plus écorchées, les plus éperdues, sont énoncées à bâtons rompus, tandis qu’elle s’abandonne, juste en chuchotant, à une rêverie vagabonde sans fil narratif logique comme les entrelacs de pensées qui traînent dans notre tête quand le sommeil nous fuit.

Avec sa sensibilité à fleur de peau, sa voix mélodieuse et une émotion vibrante coincée dans la gorge, Anouk Grinberg déroule comme un ruban son flot continu de mots et de propos crus sur ses frustrations et ses désirs. Défi audacieux et prouesse que d’énoncer d’une traite ce texte chaotique et instable, traversé de pages sans ponctuation, qui est débité comme une respiration haletante grâce au débit verbal et aux mouvements de corps de la comédienne. Coq-à-l’âne et associations libres s’entrechoquent, se disloquent, s’achoppent dans le désordre de sa frénésie intérieure.

D’abord guère audible, sa voix prend peu à peu de l’ampleur jusqu’à parvenir à donner vie et chair à Molly Bloom dans ce spectacle intense et émouvant dont la force passe essentiellement par l’interprétation de l’actrice. Elle se situe au coeur du texte en adoptant une diction musicale dont le rythme épouse la pensée de Molly et nous mène entre conscient et inconscient, rêve et réalité. Cette forme d’écriture torrentielle fait de ce spectacle une expérience de théâtre singulière et profondément marquante.

Photo : Anouk Grinberg © Pascal Victor

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