Suite de « Quand l’être se donne à voir » de Charlie Galibert
Cette œuvre est proche de la béatitude Spinozienne : tout ce qui doit exister existe et il n’y a pas à chercher une quelconque perfection au delà de la réalité elle même. Ni dans l’espace (d’où la nécessité d’en faire le relevé interminable), ni dans le temps (l’éternité n’est pas cette échappée belle que les religions promettent à l’âme, mais le mode propre d’existence de l’âme qui coïncide avec la substance de la nature). L’éternité est ici et maintenant. Juste derrière le voile, en dessous, en deçà, au delà.
Donc : Armand Scholtès est un explorateur. Un quêteur de l’au delà perceptif, de la poïesis naturante : formes, fond, couleurs. De ses voyages de l’Autre Côté, il ramène des détails, des morceaux, des traces indices de l’infinité de l’Être. Et cela fait perception, sensation, esthétique, sans qu’il s’en préoccupe, sans que cela relève de son ambition, sa volonté, voire son désir. Voici une œuvre qui n’a pas (besoin) d’auteur. Comme en son temps Klein, l’artiste est là pour capter la beauté et la transmettre ; il ne crée rien. L’artiste n’est jamais à proprement parier l’auteur d’une œuvre puisque la beauté existe déjà à l’état plus ou moins invisible c’est la nature qui EST. La tâche de l’artiste consiste à rendre visible la réalité invisible. Un retour à l’Être.
C’est cela que voit Armand Scholtès à chaque fois qu’il part en promenade et en revient heureux, comblé. Riche infiniment. L’Être est infini. Le Tout est infini. La tâche de nous le donner à voir ne saurait être moindre. Armand Scholtès ramène de minuscules bouts d’infini, des petits touts, des quasi éternités séries, miniatures. On sent bien que cela se poursuit au delà des morceaux (de monde) qu’il nous délivre. Il subsiste des blancs, parfois, des espaces à compléter. Les pièces qu’il nous donne à voir ne sont que des extraits, des parties, des fragments d’une réalité incommensurable. Pour rendre ce qu’il a vu, entrevu, perçu, senti, ressenti, il utilise l’art du découpage, de l’épuisement du recueil des formes et des contours possibles, il peint les frontières ce qui sépare et en même temps réunit le fond et la forme ensemble. Armand Scholtès est souvent là-bas, de l’Autre Côté ; quand il en revient, il a encore de la couleur et des formes qui dansent dans ses yeux, au bout de ses doigts. Il n’a plus qu’à les déposer, les donner : papier, carton, tissu, bois...
Alors, Armand Scholtès dessine, relève, peint, modèle des instantanés/espacetanés du monde, comme preuves, indices, manifestations, apparitions, de l’ensemble de l’Être. Cette œuvre dit la nécessité de donner à voir l’éternité comme présente, ici bas, devant nous, sans fin d’essayer : d’où les séries, la répétition infinie, l’infini de la répétition, le différent dans le même, le même dans le différent. Duplication, enregistrement, transposition ? Son entreprise est de l’ordre du répertoire, des Œuvres complètes de la nature, tomaison infinie du végétal et du minéral, Encyclopédie des infimes variations des géologies.
L’insatisfaction, la frustration, l’envie que cela continue, c’est notre limitation ontologique devant l’infinité du Tout : encore ! Encore ! Raconte encore comment c’est de l’Autre Côté ! Montre moi ce que je ne vois pas ! Du coup, il fait de chacun de nous un visionnaire à son image, un médium immédiat. Armand Scholtès est un invitant envoûtant. C’est pour cela, sans doute, que nous sommes saisis devant cette œuvre : par le sacré de la mise en présence de l’Être dans ses manifestations. Etc. (Charlie Galibert, Nice, 15 mars 2013)
Signes des montagnes, par Joël Scholtès
Mais c’est sur un texte de Joël Scholtès, le fils d’Armand, galeriste, qu’il faut évidemment terminer, même si ce texte est de 1998 (catalogue des expositions dans les Musées d’Alençon, Belfort etc. déjà mentionnés), mais quelle proximité se dégage de cette exégèse, quelle connaissance profonde, et quelle distance, aussi, historique, de la grande histoire, et de l’histoire du père, et donc de celle du fils, intriquées, vivantes, et pourtant énigmatiques. Un bel exemple de transmission. Le texte entier mérite lecture, en voici un extrait :
Armand Scholtès semble avoir le même âge intérieur, la même main et le même projet que ces hommes qui, entre huit mille avant notre ère et le premier millénaire, tra¬cent les mêmes signes sur la montagne de Val Camonica et sur le rocher d’Albacète, à Evenhus et Ekeberg, en Norvège et dans le Sahara, au Tassili comme à Zalagrouva et Peri Noss, en Russie. Un seul homme, le même homme, qui, à partir du même répertoire de signes, offre des variations propres au calligraphe ; car c’est bien d’une formidable tension vers une expression par l’écriture qu’il s’agit. La forme aspire alors à devenir graphie, le graphisme à engendrer l’idéogramme. Scholtès nous restitue cet univers du regard réduit à quelques signes chargés d’émotion, à une calligraphie des états intérieurs. Car s’il n’a pas à sa disposition de caractère, il a un style et ce style c’est l’homme et ses sentiments, qui traversent les millénaires, de la nuit des temps à la lumière de nos jours.
L’intelligence sensible d’Armand Scholtès meuble la surface de toiles métis libres et de papiers parfois « fragments », de pierres et de galets, de bois flottés et de branches mortes. Le déplacement du signe, de la forme ou de la couleur, d’une œuvre à l’autre, fait naître des séries, sortes de variations effectuées d’instinct. Mais l’artiste ne se complaît jamais dans la répétition, voire la manière ou la joliesse, il ne cesse d’expérimenter et d’explorer de nouvelles voies picturales, utilisant toutes les techniques, de l’huile à l’acrylique, de l’aquarelle à la gouache, du pastel à la peinture murale. Il y a, chez Scholtès, un rapport serré entre le rythme intérieur et le rythme de son travail, entre son émotion et son attente, et les gestes, les matériaux qu’il emploie. Le foisonnement voluptueux des formes, de la volute et de la spirale, côtoie le dépouillement, la forme si nue et d’autant plus suggestive. Ses œuvres expriment à la fois la fraîcheur de l’observation, la subtilité du trait, l’élan heureux du mouvement suggéré, le goût extrême dans l’utilisation des couleurs.
Les grandes peintures qui imprègnent murs et plafonds de la demeure de l’artiste sont l’œuvre emblématique de la période 1986-1998. Ici, plus que jamais, Armand Scholtès rejoint l’homme des fresques pariétales. Cet ensemble offre au spectateur, outre une activité de découverte éminemment temporelle compte tenu de la surface à parcourir, la plénitude d’un formidable impact émotionnel. Il présente égale¬ment l’avantage de pouvoir abondamment varier l’angle de lecture, et de prendre ainsi conscience de la multiplicité des significations. Dans cette œuvre monumentale, chaque détail est une trouvaille et un festin pour l’œil, une aventure nouvelle. L’artiste y déploie sa maîtrise de la composition et de l’art du trait, trait de pinceau qui est son écriture, presque sa signature. Ce tracé, souvent de couleur de terres sombres, est fait d’une matière épaisse, accidentée, qui donne à la forme un flou, une vibration. Par son plein et son délié, son concentré et son dilué, sa poussée et son arrêt, ce trait est à la fois forme et teinte, volume et rythme, impliquant la densité fondée sur l’économie de moyens et la totalité qui englobe les pulsions mêmes de l’homme. Ce tracé premier, en équilibre entre présence et absence, laisse une surface en réserve de couleur, où s’exprime le génie de coloriste de Scholtès. Il y fait jaillir un extraordinaire et savant tumulte de couleurs qui ressortent indéniablement du cor¬pus des pigments primitifs. Il suffit, pour s’en convaincre, de penser par exemple à la centaine de rouges des tribus maories. De la sensibilité cultivée du créateur surgit l’intérêt pour les couleurs perdues, pour les teintes atténuées et consumées par l’usage, par la patine du temps. Scholtès s’adresse aux couleurs de la mémoire et à la résonance des lieux. Comme dans ses autres créations, il fait passer le permanent non durable, l’éphémère récurrent. Il retrouve la dominante rouge du fond méditerranéen, du rouge cosmétique égyptien à la pourpre phénicienne, et n’en oublie pas moins le jaune attique, caractéristique du monde grec, cette chaude couleur issue des terres et pierres calcinées. Ces rouges et ces jaunes, racines complémentaires capables de se faire « mûrir » réciproquement, créent la sensation prodigieuse d’une respiration qui s’élève et qui s’enfle comme le feu. Elles attirent notre œil telle la flamme qu’il contemple.
Mais au delà de la somptuosité chatoyante des couleurs, se trouve toujours chez Armand Scholtès une capacité à produire un dessin fortement intériorisé. Les délicates et subtiles œuvres sur papier en attestent. Simplification du motif, économie de la matière et très fine sensibilité à la couleur, voilà ce qui les caractérise. Les dessins de signes surprennent par la légèreté de leurs arrangements rythmiques et l’effet de profondeur qui résulte de la superposition des traces irrégulières. Que ce soit au crayon ou au pastel, Scholtès entremêle des tracés colorés qui sont le fruit d’une gestuelle bien ordonnée. Comme toujours il fait preuve d’une compréhension profonde de la nature de la matière, combinant la texture du support à la couleur. Un simple trait de crayon rehaussé d’une légère touche de gouache suffît à exprimer l’essentiel. C’est un instantané d’émotion transcrite sans jamais être intellectualisée.
Ailleurs, et de manière propice à compléter les installations générées pour chaque exposition, Armand Scholtès utilise le bois ou la pierre. Mais la révélation de l’esprit qui habitait la fibre vivante ou le fossile se fait sans schéma fixe, elle suit les suggestions du matériau. Le peintre se fait le complice des formes naturelles de ces objets dont il ausculte la transcendance. Pour lui, l’essentiel est de comprendre le sens et l’essence des galets, des arbres, des feuilles, comme de la terre et du sable. Scholtès est un sorcier, un magicien, tant il est vrai que le merveilleux appartient à celui qui sait le voir. Ses créations sont de celles qui s’impressionnent et s’inscrivent dans notre mémoire, ensemble elles mettent l’âme humaine en vibration. (Joël Scholtès, septembre 1998)