| Retour

Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part I)

Simonne Henry Valmore, femme d’exception et analyste privilégiée des Antilles

Simonne Henry Valmore est une femme extraordinaire dont je me fais un plaisir de parler aujourd’hui. Tout d’abord, les dernières nouvelles : elle était à Paris ce vendredi dernier 7 février à la Librairie Présence Africaine (Paris) pour présenter son dernier livre « Objet perdu », pudique et vibrant hommage à Aimé Césaire, dit l’invitation portant cette photo devenue emblème et qui figure sur la couverture du livre, photo d’Aimé Césaire entouré de ses deux adjoints, Didier Couf et Gabriel Henry (à sa gauche) - Gabriel Henry, le père de Simonne Henry Valmore - le 4 juillet 1951 à Fort-de-France.

« Objet perdu » n’est pas le premier écrit de Simonne d’Aimé Césaire, dont la famille fut proche. En 1993 elle a publié : « Aimé Césaire, le nègre inconsolé » aux Editions « Syros/Vents d’ailleurs » (nouvelle édition revue et augmentée en 2002), et, en 2009 : « Les Arbres de Césaire », aux Editions Biotop…
Mais la figure d’Aimé Césaire n’habite-t-elle pas toute son œuvre comme clé de l’intelligence et de la « libération » ? Aimé Césaire comme autorisation à créer, à se créer, comme Sujet, comme il le fit pour lui-même, de manière éclatante. Simonne entretient avec ce personnage mythique une relation privilégiée, c’est ce dont témoigne la préface du livre « Objet perdu, Lettre à Aimé », préface écrite par Ina Césaire, fille d’Aimé Césaire :

Affiche de la signature du livre « Objet perdu » de Simonne Henry Valmore à
La Librairie Présence Africaine (Paris) le 7 février 2014

Fort-de-France, le 20 août 2013

Mon amie,
J’ai lu, entendu, vu de bien nombreux ouvrages consacrés à mon père : des livres, des films et des pièces de théâtre. Je dois avouer que si j’en ai aimé certains, emprunts de sincérité et de talent, j’en ai détesté d’autres qui n’ont craint ni les erreurs, volontaires ou non, ni les insinuations douteuses.
Certains savent que n’étant ni critique ni analyste littéraire, je ne suis qu’une simple ethnologue et, depuis l’enfance, une lectrice passionnée.

C’est donc en tant que lectrice que j’ai abordé ton livre, sans la moindre complaisance littéraire pour notre déjà lointaine et profonde amitié, car sa vérité m’a imposé le respect de la sincérité. Objet perdu n’est pas un document biographique de plus sur Aimé Césaire, mais bien le récit d’une prise de conscience, la tienne, qui s’appuie sur tes lectures approfondies de ses écrits poétiques et politiques et sur tes conversations avec lui, en dépit de ta timidité naturelle.

Tu as pu ainsi saisir des parcelles de son caractère trop rarement évoquées, comme son humour et son ironie qui l’humanisent, bien au-delà de l’emphase du mythe.
À la fois pudique et vibrante, ton écriture rigoureuse, soutenue par un style particulier et sans emphase, entre conte traditionnel et fine analyse, cette dernière parfois héritée de ta formation psychanalytique qui apparaît malgré d’évidentes réticences dues, sans aucun doute, à ton évolution personnelle.

Simonne Henry Valmore enfant (avec l’une de ses sœurs, Dorice)

Tes évocations, jamais anecdotiques, qui ne se limitent pas à Aimé Césaire, suivent ta propre route et s’étendent à de nombreuses personnalités, célèbres ou non, qu’il a connues ou, qu’ayant toi-même approchées, tu aurais aimé qu’il connaisse davantage.

Je laisse au lecteur le soin de partager ton riche Panthéon individuel, pas aussi éclectique qu’on pourrait, à première vue, le croire.
Dans la remontée de tes souvenirs et dans l’émotion de tes portraits, ce livre, parce que vrai, te révèle telle que tu es dans la vie de chaque jour, avec ton mystère, ta pudeur, ta poésie, ta nostalgie innée et ton amour presque douloureux, entrecoupé de fuites éperdues, pour ta famille et pour ton île.
Il me semble bien que tu aies retrouvé l’Objet perdu. (Ina Césaire)

Alphonsine, grand-mère de Simonne Henry Valmore

Il était une fois un berger…

Et le prologue de Simonne à son livre est lui-même bien explicite de la place où elle met Aimé Césaire, place symbolique et poétique à la fois, mais c’est justement la question (Aimé Césaire étant « sans nul doute l’un des plus grands poètes du XXe siècle, et probablement le seul poète qui ait vraiment mis le surréalisme au service de la révolution », selon Jacqueline Leiner), ce prologue indique du même coup la voie tracée par Césaire à Simonne, et qui est celle de la « parole ». Simonne Henry Valmore n’est pas dans le langage, elle est dans la parole, ce jeu pointu de la pensée nocturne qui trouve des mots inédits, en témoigne cette interview qu’elle accorda à la télévision antillaise en 2004.

Prologue : Petite chanson pour traverser une grande rivière

Il est six heures, le 17 avril 2008. Les radios lancent déjà les premières informations du jour. Ce matin-là, un petit garçon voit son père pleurer pour la première fois.
« Pourquoi ? » demande l’enfant.
L’homme, embarrassé, comme un qui vient de recevoir un coup au cœur, ne sait que dire. L’enfant s’en va interroger sa grand-mère. Paupières fermées, oreilles collées à un vieux transistor, la vieille dame ne semble ni le voir ni l’entendre. Et le garçon de rester là, planté devant elle, dosant reposer sa question...
Sans ouvrir les yeux, elle finit par murmurer : « C’est comme ça, les nègres ne meurent pas en plein jour, ils partent avant le lever du soleil, à l’heure où les mangues commencent à tomber ».

Elle a parlé mais le garçon n’est guère plus avancé, il ne sait toujours pas pourquoi. Pourquoi ce matin-là de si bonne heure, son père a éclaté en sanglots comme un petit enfant, et cette radio qui n’en finit pas de citer noms, prénoms et surnoms des disparus... Il décide d’aller au jardin retrouver son grand-père. Le vieil homme lui fait signe d’approcher.
« Je vais te raconter une histoire...

Il était une fois.
Il était une fois un berger qui rêvait de conduire son peuple vers la liberté. La route était longue, le chemin difficile, les sentiers parsemés de pièges et d’embûches. Souvent il désespérait d’y parvenir. Lorsqu’il perdait courage, il pensait à sa grand-mère. Une femme douce, si douce... Elle avait la majesté d’une reine et le don de voir derrière les choses. Elle l’installait sur ses genoux, le berçait, puis, les yeux fermés, parlait.
« Mon fils, il t’arrivera de trébucher sur des terrains glissants ou des jardins de cailloux, ne te tracasse pas, continue d’avancer, ne regarde pas en arrière, souviens-toi seulement de ce qui est dit dans les Écritures : boiter n’est pas pécher. Tu réussiras, je le sais, parce que tu as une bonne étoile. À preuve, le bananier planté le jour de ta naissance se porte comme un charme. Le présage est heureux ».
C’est elle qui lui a appris à lire et à écrire.

Simonne Henry Valmore avec Ina Césaire

« Si tu fais bien attention à l’orthographe et à la grammaire, disait-elle, tu seras un bon guide, et mon fils, qui est ton père, sera fier de toi : ’Vous avez entendu... Quand il parle, la grammaire française sourit...’
Elle lui apprenait à pratiquer la lenteur, à poser sa voix, à articuler les mots rares et difficiles, « car, disait-elle, il importe de bien se faire comprendre de tout le monde ». Elle fut en quelque sorte sa première maîtresse d’école. Il lui arrivait, à l’occasion, d’exercer, pour ceux qui n’avaient pas eu la chance d’aller à l’école, le métier d’écrivain public. Les travailleurs agricoles d’alentour avaient pour habitude, en quittant les champs de canne, de faire une halte chez elle, le temps de reprendre leur souffle, de lui demander conseil ou un peu d’eau à boire.

C’était également une remarquable conteuse. Les soirs de grande veillée, elle faisait aux enfants récit des vieux contes de la nuit. Contes de la savane et de la forêt, au temps où les hommes, les animaux et les dieux vivaient en parfaite harmonie.
Elle fut pour le petit berger une sorte de directeur de conscience : « Sois appliqué et travailleur, mon enfant, mais n’oublie pas les jeux. Joue aux jeux de ton âge, joue à tous les jeux que tu veux, mais, surtout, garde-toi de faire le jeu des autres ».

Le peuple ne comprenait pas toujours ce que disait le berger de la montagne, mais il parlait une langue si belle, si douce à entendre, qu’ils l’écoutaient religieusement. Ils se sentaient prêts à lui faire confiance, d’autant plus qu’il était un bon berger. Aussi décidèrent-ils de s’en remettre à lui pour sauver leur honneur Et le berger eut à cœur de ne pas démériter d’eux, de les guider vers des jours meilleurs. Il leur apprit à construire des habitations aptes à résister à la violence des vagues et des vents. Il réussit à leur donner de quoi élever leurs enfants dans la connaissance et dans la dignité, et à les mettre à l’abri des mauvais coups du sort. » (Simonne Henry Valmore, extrait du prologue de « Objet perdu »).

Gabriel Henry, père de Simonne Henry Valmore

Jardinier et bibliothécaire ?

Et l’homme qui enseigne son petit fils est évidemment un jardinier qui, pour redonner le sourire à son épouse ira lui cueillir tout à l’heure une fleur de balisier, la préférée d’Aimé Césaire, en lui soufflant des mots de Césaire : « viens, Bijou, dansons… », si tant est que ce grand homme aura vraiment donné (rendu) une langue à son peuple, et Simone Henry Valmore en aura été – pour notre bonheur – hantée.

« Dis-moi qui tu hantes » étant la première phrase de « Nadja » d’André Breton, qui, frappé dès 1941-41 par la foudre Césaire, déclara : « Je n’en crus pas mes yeux, mais ce qui était dit là, c’était ce qu’il fallait dire, non seulement du mieux, mais du plus haut qu’on pût le dire ! On s’apercevait que, du plus simple au plus rare, tous les mots passés par la langue étaient nus ». Cette communion n’a rien de surprenant, écrit Jacqueline Leiner, André Césaire, comme Breton, mais pour des raisons différentes, était hanté par la question de Nadja : « Qui suis-je ? Qui étais-je il y a des siècles ? Qui je hante (puisqu’) on me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme ? ».

Et de Suzanne Césaire, Breton dit qu’elle est « belle comme la flamme du punch »...
Au risque d’énerver Simonne la pudique, je dirai qu’elle aussi, belle comme la flamme du punch, dit en général ce qu’il faut dire, et du plus haut qu’on puisse le dire !

(A suivre)

Photo de Une : « Objet perdu » de Simonne Henry Valmore (Editions Présence Africaine, 2013)

Retrouvez toutes les parties :
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part II)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part III)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part IV)
Chapitre 71 : Simonne Henry Valmore (Part V)

Artiste(s)