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CHAPITRE 40 : Question de palimpseste

L’exposition intitulée « On n’aura jamais fini d’épuiser les apparences » de Caroline Challan Belval au Centre International d’Art Contemporain de Carros (CIAC) ressort d’une imparable logique quand on sait que Frédérik Brandi traite très justement le château des Comtes de Blacas...

L’exposition intitulée « On n’aura jamais fini d’épuiser les apparences » de Caroline Challan Belval au Centre International d’Art Contemporain de Carros (CIAC) ressort d’une imparable logique quand on sait que Frédérik Brandi traite très justement le château des Comtes de Blacas - siège du Centre - de palimpseste, évoquant ainsi les couches successives qui font d’un lieu un lieu de mémoire, et que par ailleurs Caroline Challan Belval, dès ses débuts en 1999, avec ses « Stèles d’Ethiopie », plus tard, en 2001 avec « Opus caementicium » (= fait de moellons) à la Gare Bibliothèque François Mitterrand à Paris, et « Nucleus, Mnémolithes » à Annot au Musée Regain de la Mémoire, puis en 2007 à la Galerie Norbert Pastor « Héphaïstos », en 2008 au MAMAC « Ars architechtonica », interroge le patrimoine de l’Humanité pour en relever des témoignages à travers divers media … interrogeant du même coup une Genèse, une Architecture. « Ars architectonica » dit-elle encore au CIAC avec une huile/toile aux roches pigmentées, mais il ne faut pas oublier que l’archè est à la fois ce qui est au début, ce qui commande, c’est la « tête », et c’est le piquet de tente, le sens premier.

« Ars architectonica », Huile/Toile
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Sens inconnu, aleph de l’autre côté de bereshit, au-delà du bing bang qui en laisse supposer d’autres, avant, toujours avant, s’enlisant dans les sables de la forge première.

Question d’énigme

Du côté de la naissance du monde : une énigme. Et c’est bien ainsi, car cela commande de construire, non aux fourmis mais aux humains (les fourmis sont dans une mimesis absolue sans le savoir, imitation du code sans faille), au sein d’un imaginaire qui se cherche des repères. Les repères sont pris dans la réalité – bouts de silex, carbone 14 – mais aussi dans l’histoire personnelle subliminale, à la croisée des bribes signifiantes. A cette intersection que l’on appelle kairos. Toute œuvre est un kairos, et chaque élément de l’œuvre une rencontre entre un humain et un bout de réel dont l’illisibilité initie les alphabets. Ce kairos, il est irrésistible d’y penser lorsqu’on lit le très beau texte de Patrice Giuge qui débute par cet homme aveugle conduit par cet enfant.

Patrice Giuge en Saint-Georges
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Pas Homère, dit Patrice Giuge – c’est vrai qu’on n’a pas de preuve de qui est Homère, comme pour Shakespeare - pourtant à l’école nous apprenions : Dicunt Homerum caecum fuisse, c’était l’une des premières phrases du cours de latin, et par la suite nous apprenions aussi qu’Ulysse à Colonne, aveugle, était guidé par sa fille Antigone, et que tout avait commencé à la croisée des chemins, le kairos, là où Œdipe sans le savoir avait tué son père Laios. Le texte de Patrice Giuge entraîne à toutes sortes d’odyssées, mais avant tout relie la cécité d’Œdipe, symbolique de la rencontre insupportable avec le Réel, à ce très beau travail de Caroline Challan Belval et Claude Garrandès autour de poissons en reliefs et autres écritures afin d’offrir aux mains des non voyants les émotions, quand même, que provoque la Matière…

Christine Enet, Claude Garrandès, Céline Baetens
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« L’ère du poisson », 2011
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Il se trouve que l’Homme Cherche-Midi lui regarde le soleil en face. C’est une sorte d’Icare, à vouloir dominer les Forces.

« L’homme Cherche-Midi » en façade
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Il y aura donc aussi dans cette histoire un « Homme qui tombe », tandis que l’Homme Cherche-Midi va rester debout dans sa cage de lumière au fil des heures, car transformé en gnomon. Est-ce l’effet de Méduse, accrochée à l’un des plafonds peints des Comtes de Blacas ?

Il y avait, dans la nuit des temps...

Patrice Giuge écrit : « Il y avait, dans la nuit des temps, un homme aveugle conduit par un enfant, qui inventa la plus fondatrice des mythologies. Ces paroles, probablement sincères et naïves, Homère les interpréta et les habilla d’images épiques, plus qu’humaines. Il est impossible de supposer qu’Homère ait vu la férocité d’une guerre et l’atrocité des corps pourrissants tant la réalité incise le contour des choses, tant les armes sont des objets sans objet dans un monde sans yeux. La caresse d’un silex ou la trace d’un fusain sur la paroi d’une grotte, le geste fulgurant et inquiet des peintures paléochrétiennes dans les hypogées de Rome, le feu des lumières pigmentaires dans la demi clarté des églises romanes, combien de mondes nouveaux ont été inventés dans la pénombre de quelques lieux ? Les non voyants sont comme des enfants d’une autre enfance, vainqueurs de la vie réinventée.
La cécité nous renvoie vers des paysages anamorphiques où s’étendent les linéaments des formes, de la matière et de l’esprit. C’est une expérience introspective et collective si profondément humaine qu’elle ouvre désormais pour la création des pistes inexplorées. Les mains deviennent alors les outils de l’imaginaire, un métalangage singulier et profond. Elles sont des yeux qui caressent, contournent, comprennent puis tremblent. Elles tremblent à l’horizon d’une nuit, comme les étoiles. Elles procèdent d’un regard kinésiste, dans une obscurité encore pleine des pulvérulences d’un dessin au charbon de bois d’il y a 15.000 ans et que seule la main a révélée en suivant les accidences de la roche. Elle découvre et assemble d’autres lumières, d’autres rêves. C’est ainsi que la nuit devient charnelle, la matière continue d’une réalité formelle vers l’être imaginant. Sûrement l’anxiété est là, mais pour des propositions nouvelles, peut-être rédemptrices en face de la complexité et du brouillage de notre monde.

Il advint qu’on me promit des nuits difficiles... un espoir échappé de mes mains inattentives et réduites dans leurs actions. Me voici faillible, abusé par mes propres illusions sur un lit d’hôpital. Seuls mes yeux agissent, et ce n’est pas suffisant ».
Dans le catalogue de très beaux textes expriment une réception sensible à l’œuvre et à l’événement, ainsi Claude Renaudo, adjointe à la Culture, écrit : « L’artiste a vécu en immersion dans le site médiéval et dans son environnement, utilisant de jour et même en nocturne les possibilités de l’atelier nouvellement créé, allant à la rencontre des habitants du village, dans le climat et les paysages du village perché. Le résultat est une sélection d’œuvres et une production qui, tout en donnant une image fidèle de son travail passé et présent – peintures, photographies, dessins, vidéo et sculpture – résonne en parfaite harmonie avec l’esprit du château des Blacas ».
Quant à Claude Imbert, elle a accompli une exégèse de fond, traitant de toutes les expériences reconduites de salle en salle, et les inscrivant dans le très bel esprit de Max Ernst lorsqu’il conclut ses notes autobiographiques par cette phrase lourde de sens : « Un peintre peut savoir ce qu’il ne veut pas. Mais malheur à lui quand il veut savoir ce qu’il veut ! Un peintre est perdu quand il se trouve ».

Subway and co

Morgan Labar s’est chargé du « Subway » de New-York, citant Susan Sontag qui, en 1977, exprima que « dans cet enfer urbain apparaît au flâneur moderne le pictural par excellence ». Klaus Speidel, concernant « Les grands travaux de Caroline » suggère « qu’elle montre les dessous de la ville parce qu’ils s’ouvrent sur l’Origine du monde… » allusion érotique qui paraît assez justifiée tant les hommes qui traversent le champ de vision de temps à autre – il n’y a pas une seule femme ! – sont des corps : athlétiques, lourds, puissants. Et que même désertés les lieux respirent l’accident, la présence, une autre forme de puissance, tellurique cette fois, chargée, comme on dit d’un canon. Quelque chose, qui, au fond, est « à bloc », même quand c’est vide.

Et Carole Lenfant, « attachée de Conservation », compare les visages des sculptures recouverts d’un voile pudique contre la poussière avec des chrysalides, jouant avec le temps, en attente de naissance. Vie mort, naissances, traces, on pense souvent à Pompéi, à la fascination du temps arrêté, et au fil du temps pourtant qui traverse le film d’une exposition, dans tous les sens du terme, bien sûr. Film et membranes, de Lucrèce, question de peau définitivement posée dans les Portraits « aux yeux qui nous fixent », comme dit Frédérik, qui ne nous lâchent pas. Et donc Caroline donne un peu le code dans son interview, entre visage et réel, deux dimensions qui n’en font qu’une. Elle dit : « La réalité estelle indéfinissable, insaisissable ? Comme un visage qui ne se laissera jamais prendre ? Je tente de saisir le plus précisément possible chaque nuance d’une couleur, sa densité, maîtriser le geste pour la poser. On voyage à fleur de peau ». Comment mieux dire ?

Question de simulacre

Caroline Challan Belval elle aussi puise dans quelque chose de vieux comme le monde pour y ajouter son grain de sel, ou plutôt le pervertir, ce qui est à l’ordre du jour dans la modernité, et déjà peut-être dans ce qu’on appelle la post-modernité. La question de l’imitation – de la nature – vieux sujet, est repris autrement, l’objet a été revendiqué par Duchamp tel quel, icône en soi, sans transformation que de discours. L’appropriation est devenue la nouvelle métaphysique, la question de l’idole – de l’eidolos- ne se pose plus à tous ceux convaincus par la barre entre signifiant et signifié. Dans l’écart entre le mot et la chose se glisse l’interprétation libre, et « subvertir » c’est garder ce qui donne sens – aux yeux de chacun, là aussi c’est le regardeur qui fait le tableau… tableau au sens général, au sens de la nature qui s’éveille sous le regard – humain ? animal ? L’humain aussi est un animal. En tous cas : « Quel bruit fait un arbre quand il n’y a personne pour l’entendre ? » C’est un koan, japonais, et Caroline cite elle-même ce peintre d’une problématique extrême-orientale où la question de l’aporie du regard est aiguë : « quand je peins un nuage je deviens le nuage ». Place du Sujet sans cesse interrogée. Subversion d’oser interpréter ce qui est, ce qui a déjà été interprété, pour s’inscrire dans la transmission. Mettre son grain de sel, c’est co-créer le monde, en invoquant le : « qui parle ? ».
Voir, regarder, parler, dessiner, peindre, ne sont pas innocents. C’est un engagement, et irrémédiable. Ineffaçable dans le palimpseste du monde. Qui dit que les atomes, les inseccables - et encore bien plus inseccables qu’eux - ne sont pas des piles enregistreuses, des puces informatiques, numériques où tout, depuis la première brique fondamentale, se serait inscrit ? Si l’on n’échappe pas, autant dire, autant témoigner, autant reprendre les squelettes enfouis pour leur donner une nouvelle vie, une nouvelle participation aux événements du monde. Ainsi les os de ce bestiaire mythologique, encrés dans des matériaux du XXIe siècle. Le carbone 14 témoignera de cette nouvelle situation.

Histoire de résidence

Un arc-en-ciel au-dessus des Temps, une poignée de mains à l’Homo Erectus, et au-delà, au-delà, au-delà des temps. Toute une tranche de travaux de Caroline – comme on le dit d’un planning constructeur – concerne le diachronique, le lien entre les temps d’Histoire et de Pré-histoire. C’est sur ce mode particulièrement que la place de Caroline Challan Belval était tout à fait légitime au Château du Comte de Blacas, et, pire, c’est elle qui a inauguré le système de résidence dans ce même château, par lequel un jeune artiste est invité à créer in situ, puis à exposer le fruit de ses recherches, totalement ou en partie. Ici, c’est en partie, puisque, encore une fois, une veine archéologique traverse la recherche de Caroline depuis le début, mais avec en plus cette manière synchronique d’aller s’attaquer – comme au burin et à l’époussette – à des lieux d’usinage de notre époque, des chantiers, des musées qu’encore l’heureuse subversion vient nous montrer plus inhabités qu’habités… Toutes ces ambiances qui deviennent des génies des lieux vont tout naturellement additionner leurs traces aux traces existantes. Le palimpseste poursuit sa confection, faisant résonner à chaque pas la question de « où réside la question » ?

Caroline en train de confectionner « L’homme Cherche-Midi » au CIAC
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Musée du Trocadéro
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Chantier de Tolbiac
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Métro de New-York
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Mémoires croisées

Le dialogue entre Frédérik Brandi, directeur du CIAC, et Caroline (et qui figure dans le catalogue) est à ce titre très explicite :
Frédérik Brandi : Pour la présentation de ton travail au Centre International d’Art Contemporain, tu as conçu la sélection et la scénographie des œuvres, dont certaines ont été élaborées et réalisées sur place, en fonction des caractéristiques propres de ce lieu. Or, l’édifice qui abrite le CIAC est plus qu’un château, c’est un palimpseste, une succession de strates historiques qui se recouvrent sans s’effacer. Comment astu ressenti cette singularité, qui à mon sens permet d’inscrire l’expérimentation dans un réseau de mémoires croisées ?

Caroline Challan Belval : Il y a ici un côté un peu mystérieux quand on parcourt les salles du musée : chaque pièce a sa forme, sa résonance, des indices à moitié effacés, qui émergent de destructions, transformations ou restaurations. Dans La poétique de l’espace, Bachelard prend l’architecture pour métaphore : nous rangeons chaque souvenir dans certains lieux de nousmêmes, plus en lumière, ou dans des zones d’ombre. Les événements de la vie vont révéler, de manière fulgurante ou pas, ces souvenirs enfouis dans cette architecturemémoire. Dans le château, on peut tenter d’imaginer la suite des images rencontrées, l’histoire réelle. C’est comme un dialogue avec une personne que l’on rencontre, on peut avoir envie de dialoguer ou pas. Parfois, pour entrer en résonance il faut revenir plusieurs fois, comme on rencontre une personne à plusieurs reprises pour mieux la connaître. Ce sont des lieux discrètement habités, fantômes avec qui je viens habiter moi aussi. Je ne peux m’empêcher de penser en parcourant ce site qu’il fut oppidum, puis temple romain, château templier, demeure médiévale puis de la Renaissance, et qu’il connut un grand nombre de remaniements pour devenir aujourd’hui un musée. Le lieu accueille, mais pas seulement. Il y a un dialogue qui se met en place, forcément. Claude LéviStrauss parle des strates d’histoire qui donnent forme à un lieu, dans Tristes Tropiques. C’est un des passages du livre qui m’a le plus marquée, cette notion de substrat qui prend forme et crée un socle solide pour construire, se construire, être un lieu de passage...

Frédérik Brandi : L’exploration de ton travail dans sa dimension contemporaine permet d’imaginer ses racines sur les rivages d’un certain réalisme, que tu revisites, par exemple, à travers les genres du portrait ou du paysage. On peut déceler un lien entre ta manière physique et intellectuelle d’appréhender la peinture et le rapport que tu entretiens avec les œuvres des artistes des siècles précédents.

CCB : Dans le travail de peintre, sous prétexte d’observer la lumière qui affleure à la surface des choses, en réalité on plonge dans une substance charnelle incroyablement profonde. Un voyage insondable dans un lieu, un visage. Mais paradoxalement sans jamais connaître le lieu luimême, ni la personne que l’on peint, qui garde toute sa distance : elle subsiste, infranchissable, dès qu’on est remonté à la surface, et garde tous ses secrets, même si au passage on en a saisi des parcelles, des facettes qui la réfléchissent. La réalité estelle indéfinissable, insaisissable ? Comme un visage qui ne se laissera jamais prendre ? Je tente de saisir le plus précisément possible chaque nuance d’une couleur, sa densité, maîtriser le geste pour la poser. On voyage à fleur de peau.
Une parole de peintre est : « quand je peins un nuage je deviens le nuage ». C’est la consubstantialité. On devient, on ressent ce que l’on peint, de manière très intime, physique. On peut aussi parler de regard kinésiste : le regard touche les choses dans leur matérialité, par l’émotion. Sans émotion, pas de dialogue possible. C’est un vecteur de connaissance indispensable pour communiquer, atteindre, peindre. Ce qui m’arrête dans une œuvre, c’est la lumière, une sensibilité particulière, qui est intemporelle, une personnalité, qu’il s’agisse d’œuvres d’art, de littérature, des gens que je rencontre. Je transforme mon regard à travers leur personnalité, leurs paroles, leur histoire. L’expérience du portrait est paradigmatique.
J’aime le regard des époux Paquius Proculus, celui de la fille d’Adam, dans les fresques de Piero della Francesca, à San Francesco d’Arezzo, les peintures de Titien, surtout ses fresques à Venise et la dernière toile dans laquelle il a peint une femme nue, l’enlèvement du corps de San Marco, du Tintoret, les portraits de Van Dyck et ses dessins au brou de noix, le chien de Goya, le jeune garçon au cheval de Picasso, qui se trouve au MoMA, le singe en cage de Bacon, les sculptures et les dessins d’Henry Moore, le roi et la reine de Germaine Richier, Achille pleurant la mort de Patrocle, de Twombly, les champs de tournesols d’Anselm Kieffer, le stade de San Antonio de Peter Doig, les photographies d’Elliott Erwitt, Yvette Troispoux, Fernando Lemos et Richard Avedon, les oiseaux ecclésiastes de Patrice Giuge...

FB : Tu interviens volontiers dans des lieux qui sont en marge du champ habituel de l’art : chantiers, usines, sites à l’abandon ou en transition. Le contact humain, la rencontre, jouent un rôle primordial dans ta démarche, comme par exemple lors de cette expérience à la fonderie d’Outreau qui a donné lieu à la série « 15 jours en usine ».

CCB : Ce qui m’a frappé dans cette usine, c’était la volonté forte des gens qui travaillaient, de témoigner, que les images sortent. Ils avaient pleinement conscience du caractère exceptionnel des lieux dans lesquels ils vivaient. Des lieux assez durs, très fermés, entièrement voués à la fonctionnalité, la rentabilité, la pression des sommes colossales de la valeur des objets fabriqués, n’admettant aucune erreur de précision ou d’inattention, surtout pour la sécurité des hommes. Mais ces lieux étaient aussi lieux de sciencefiction avec des coulées de métal en fusion géantes, des pluies d’étincelles comme des étoiles, l’arc électrique bleu sortant des fours, qui projetait par intermittence sur les murs de l’usine les ombres immenses des ouvriers au travail, les lumières aveuglantes, les poches de métal liquide incandescent portées par les ponts roulants à15 mètres dans l’espace, et au sol la chorégraphie des ouvriers, par gestes, par cris, même si on n’entendait rien avec les 120 décibels minimum que fait le bruit des fours, des machines, des compresseurs...
Et puis il y avait ces taches de lumière sur le sol dont j’ai déjà parlé par ailleurs : il était question de la poussière. Là, dans l’usine, elle se matérialisait dans les immenses faisceaux de lumière qui tombaient des plafonds aux verres cassés saturés de crasse comme d’une grisaille, et parcouraient en oblique l’espace de l’usine, haute comme une cathédrale. Un jour, je marchais avec un ouvrier et en passant à proximité de ces rayons et des taches qu’ils faisaient dans le sable au sol, il les contourna : « parce qu’il voyait ce qu’il respirait », me dittil. A mon avis c’était aussi par respect de la lumière.

FB : J’ajoute que la mise en regard de deux séries de photographies les portraits d’ouvriers d’Outreau et les statues en réserve du Musée des Monuments Français prend un sens particulier dans la salle « Persée » du château, où l’on peut éprouver le passage de la vie foisonnante de ces chairs et de ces yeux saisis dans leurs conditions de travail extrêmes jusqu’au stade pétrifié des monuments en attente, sous le regard de Méduse, qui règne en position centrale au plafond sur un hautrelief du XVIle siècle. Pour revenir sur les sources de ton intervention au CIAC de Carros, on peut dire qu’elle vient couronner une relation entamée il y a plusieurs années, d’abord avec une Participation à l’exposition collective « Nos amours de vacances », puis avec le prix obtenu à la biennale de l’union méditerranéenne pour l’art moderne. Dans les deux cas tu présentais des « Gardiens d’étoiles ».

CCB : Le projet de départ était des images hologrammes : de grands guerriers lumineux, à peine plus grands que nature, dont l’armure laissait apparaître le corps nu en transparence, comme le reflet de notre propre corps sur la vitrine d’une armure. Finalement, ces images se sont matérialisées sur papier. Je les ai emmenées au sommet des cimes de l’arrièrepays pour les placer audessus des vallées.

FB : Si cette exposition est le fruit direct ou indirect d’années de recherche et de pratique personnelle, elle a été finalisée lors d’un séjour en résidence sur site qui s’est déroulé cet été parallèlement à la manifestation « L’art contemporain et la Côte d’Azur ». Cela a été l’occasion de développer les thèmes et les médiums qui te sont chers, mais également de t’aventurer sur de nouvelles voies, sculpture, travail tactile destiné aux non-voyants, environnement sonore.

CCB : L’homme cherchemidi est un projet qui me tenait très à cœur depuis longtemps, cet homme qui regarde le soleil en face, déterminé, jusqu’au midi solaire. J’avais réalisé plusieurs essais auparavant, qui se sont cassés, dégradés sous la neige, la pluie et le vent, et ont donné L’homme qui tombe. Durant ma résidence au CIAC, je n’avais pas du tout prévu de travailler avec du plâtre et de la filasse, ce sont des matériaux qui se sont imposés. J’ai appris à travailler avec à cette occasion.
L’expérience de travail avec Claude Garrandès et la création d’images en gaufrage pour des personnes non-voyantes est une source d’interrogations, de remise en cause de ma propre perception. Comment rendre communicable une émotion qui pour moi passe par la vue, la lumière, à une personne qui ne peut pas voir ? Il m’a appris qu’il faut lui raconter l’histoire pendant qu’il suit pour la première fois la forme du papier avec l’index (le doigt le plus sensible). Nous parlons du sujet, du papier, des traits, de notions de perspective, de lisibilité de la ligne, d’accroche : le papier non gaufré conserve une rugosité qui contraste avec le papier lissé et se rapproche de la sensation d’effleurement d’une pierre noire ou d’un fusain sur un papier à grain plus ou moins fort, que l’on ressent lorsqu’on dessine et quand on regarde un dessin. Le papier est mouillé à cœur avant le tirage. Claude Garrandès édite actuellement un livre en gaufrage et en braille sur les gravures de la Vallée des Merveilles, une vallée de l’arrièrepays où l’on trouve des gravures très anciennes, de la fin du néolithique, incisées dans la roche.
Par ailleurs, une œuvre sonore a été réalisée en collaboration avec Thierry Machuel. Elle est le résultat de discussions avec plusieurs amis. Il s’agit d’un fleuve vocal d’où émergent les mots des textes dits : ceux de divers auteurs, dont les textes sont présentés dans cette exposition, ainsi que des poèmes de Guillevic, choisis par Thierry Machuel. Leurs évocations sont souvent très fortes, quelques mots suscitant toutes sortes d’images.

Parcours initiatique d’un Musée

L’interview filmée que Frédérik Brandi m’a accordée au cours d’une visite de l’exposition est le chemin de fer des fameux liens tissés par Caroline Challan Belval avec le lieu, d’abord dans l’espace documentaire où sont installées de manière permanente deux pierres romaines antérieures au château mais découvertes sur le site, gravées d’épigraphes paléochrétiennes du 1er siècle et qui voisinent avec la linogravure-hommage au « De Rerum Natura » sur laquelle est inscrite cette phrase : « Enfin dans les miroirs, dans l’eau, dans toute surface polie nous apparaissent des simulacres qui ressemblent parfaitement aux objets reflétés… », tirée du livre quatrième du « De rerum Natura » de Lucrèce. La suite de la phrase est : …et ne peuvent donc être formés que par des images émanées d’eux. Pourquoi admettre de telles émanations qui se produisent manifestement pour un grand nombre de corps, si l’on méconnaît d’autres émanations plus subtiles ? on ne saurait répondre ».

Mais ce n’est pas pour rien, non plus, que tout à coup cette référence de Caroline Challan Belval aux simulacres nous fasse ressouvenir de leur définition par Lucrèce : « Il existe pour toutes choses ce que nous appelons leurs simulacres, sortes de membranes légères, détachées de la surface des corps et qui voltigent en tous sens dans les airs. C’est eux qui le jour comme la nuit viennent effrayer nos esprits en nous faisant apparaître des figures étranges ou les ombres de ceux qui ne jouissent plus de la lumière ; et ces images nous ont souvent arrachés au sommeil, frissonnants et glacés d’effroi. Ne croyons pas que ce soit des âmes échappées de l’Achéron, des ombres qui viennent errer parmi nous ; ni d’ailleurs que rien de nous puisse subsister après la mort, lorsque le corps et l’âme, frappés d’un même, ont été rendus l’un et l’autre à leurs éléments. Ma thèse est donc que la surface des corps émet des figures et images subtiles, auxquelles nous pourrions donner le nom de membranes ou d’écorces, puisqu’elles ont la même forme et le même aspect que le corps, quels qu’ils soient, dont elles émanent pour errer dans l’espace… »
Et tout à coup encore les guerriers cuirassés, les « Gardiens d’étoiles » reviennent comme questionnement sur cette « peau », ce double de nous-même – question que Pedro Almodovar vient d’illustrer de manière magistrale avec ce film archi-troublant « La piel que habito » -question qui se double de « qu’est-ce que la peau du tableau, de la sculpture, de la gravure, qu’est-ce que la surface peinte, qu’est-ce que ce réel du double, du trouble, qu’est-ce que ce combat, déchirant… digne de Saint-Georges, contre un dragon qui s’interpose entre la vérité et nous ? »

Musée dans le musée, à l’infini

Dans la salle des mnémolithes, Caroline a installé tout un petit étalage vestiges conservés du contexte de ses rencontres avec usines, musées, chantiers, lieux d’inspiration comme on dit, mais il serait plus juste de dire que les lieux pour elle respirent, qu’ils sont vivants, qu’ils sont des êtres, même habités de désêtre, nous en reparlerons. J’ai dit « situation » : Leibniz avait appelé de ses vœux une « geometria in situ », un demi-siècle plus tard Vandermonde commence à la réaliser ce qui va initier la théorie des nœuds en mathématiques.
Y-a-t-il des nœuds dans les arts plastiques ? A partir de la mise en cause de l’œuvre comme objet absolu (ce qui était bien sûr une mauvaise interprétation, depuis les Cyclades, d’un quelconque aspect « isolé » d’une œuvre quelconque), tout objet produit invite à s’accompagner des conditions même de sa création. Ce qui a fait un jour du Musée un lieu de création, alors qu’il n’était un organe de « conservation ». Le structuralisme, avec les Foucault, Barthes, et tant d’autres, nous ont appris l’art des liens, l’art du contexte. Un nœud est une intersection entre des dimensions hétérogènes, et c’est cette hétérogénéité qui fait la richesse de notre monde contemporain, manifestement en train de pétrir un avenir surprenant. Manifestement il faut depuis quelques décades retourner aux sources, les réinterpréter, d’où un art du commentaire qui s’est propagé à tous les champs de création. Si un homme sans passé n’a pas d’avenir, l’avenir au futur antérieur a même pris la forme de ces containers de mémoire placés en orbite et censés parler de nous à nos descendants lointains. Face à d’apocalyptiques remises en question de l’espoir de survie, chaque humain de force s’est fait archéologue et voyant : nous baignons dans la science-fiction depuis un certain temps déjà. Alors le monde à peindre n’est-il pas dans tous ses recoins celui du « marionnettiste « ? C’est ainsi que Legendre appelle le dieu des enfers, Héphaistos, remis à l’ordre du jour par les pouvoirs de la chirurgie (cf encore Almodovar), les pouvoirs du nucléaire ? Alors le monde à peindre n’est-il pas cette « matière » - aussi bien celle de Lucrèce avec ce vide et ses particules en suspension, et alors Caroline pourra montrer un tableau en train de se faire, partir du blanc, et y revenir : « ne crois pas cependant qu’il n’y ait partout que matière, car il y a du vide dans la nature » - mais aussi cette matière en fusion, industrielle, et ces fouilles, ces chantiers, ces grues, ces excavations, pour construire, mais toujours au risque de la rencontre d’un squelette, toujours les strates…

« Subway ou l’aurore nietzschéenne, Huile/toile
DR

Outreau comme déjà Pompéi

Et la série d’Outreau alors, même avec ces témoignages photographiques – couleur et noir et blanc - d’ouvriers archarnés aux prises avec le gigantisme des instruments déréglés, dirait Heidegger, mais aux prises avec le feu et la sueur, le danger, la mort… comme il était intéressant d’en faire ce polyptique – ces prédelles pour panneau inexistant– déserté, démeublé aurait dit encore l’une des sœurs Brontë, Charlotte si je me souviens. Lieu désaffecté déjà. Feu des étoiles mortes pour l’observateur du bout du temps. « Mais le temps ? » écrit Lucrèce dans le Livre premier « Il n’a pas d’existence en soi. Ce sont les choses et leur écoulement qui rendent sensibles le passé, le présent, l’avenir. A personne, il le faut avouer, le temps ne se fait sentir indépendamment du mouvement des choses ou de leur repos ». Le travail de Caroline lorsqu’on le suit du regard et du corps, lorsqu’il interroge au détour des formes, des couleurs, des épaisseurs, des regards, est à la fois fort comme Méduse, fascinant aussi bien dans son pouvoir d’arrêter le flux des pensées distraites, et subtil comme du vivant qui sans cesse se coule entre l’observateur et la personne observée, créant ici et là un effet de vérité presque musical. Au fait, et Orphée ?

Enfants des étoiles

Dans le catalogue de l’exposition « Nos amours de vacances » au CIAC en 2006, sous la houlette de son directeur de l’époque Frédéric Altmann, exposition qui associait par couples de jeunes artistes à des artistes de la collection : André Verdet/Marc-Olivier Vignon, Raoul Ubac/Mathieu Weiler, Henri Rousseau/Ida Tursic et Wilfried Mille, Michel Néron/Frédéric Clavère (le texte cette fois-ci était de Frédérik Brandi), etc., il m’avait été offert d’écrire sur le lien entre l’œuvre de Hans Hunold et les « Gardiens d’étoiles » de Caroline Challan Belval, et cela avait donné ceci :

page « Hunold/ChallanBelval » du catalogue « Nos amours de vacances »
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« Hunold, dans le goût de l’érigé de certains du Bauhaus, et de beaucoup d’autres ensuite de l’Abstraction Géométrique, avec dès les années 80 des techniques de pointe, traitement thermique du verre, laser, Computed Assisted Design, et retour aux sources comme inévitable question de l’Origine, nomme « stèles » ses espèces de totems, échos des premiers hommes songeant à s’approprier les potentialités du ciel tout en en conjurant les forces menaçantes. L’aspect ondulatoire des Vagues, la complexité des Parallélépipèdes convoquent la charge énergétique des plateformes pétrolières, rampes de lancement, stations orbitales, scaphandriers lunaires, guerres des étoiles.
Face aux écailles de la Stèle sur fond rouge 111 dépliée dans la cage d’escalier du CIAC, douée d’un anthropomorphisme de masque Sirige occidental, veilleur dentelé aux portes d’un avenir questionné, le choix des Gardiens d’étoiles de Caroline Challan Belval sonne juste : cinq dessins à la pierre noire, plume, lavis et encre, et une photographie tirage sur papier backlitt, six pièces extraites de deux séries d’esprit différent mais qui se répondent. Etudes d’armures copiées dans les musées de France et d’Italie, de Dauphins, Joutes etc., du XVIe siècle, puis photographies d’hommes et de femmes plus ou moins habillés d’interprétations dures ou légères, réinventées, d’oripeaux belliqueux.
Cinéma poétique au sens fort : recréation du monde avec mythes personnels, comme s’il fallait inverser le trajet entre la Maria de Metropolis (Fritz Lang) et sa mutation en androïde, dans ce retour aux limbes après lequel il faut se vêtir de quelque chose qui nous ressemble. Mise en scène qui détisse, déconstruit l’iconographie installée, faisant surgir des néo-chevaliers pour sauvetage du néant. Cette Chanson de Geste dont l’angoisse n’est pas absente déborde de beaucoup l’art de détournement, récupération, commentaire, analyse que l’on peut dire démarche essentielle des jeunes générations. Récupérer la Beauté établie tout en la subvertissant, paie. Quoique salie, entamée, l’image hiératique peut dorer tout ce qu’on veut. Il faut qu’un vrai discours puisse soutenir ces filiations dangereuses. C’est le cas ici lorsque, avec ses Gardiens d’étoiles, Caroline Challan Belval croise la route d’Hunold : là où les cuirasses sont vides (pas de regard) elles rejoignent la signalétique des grands insectes survivants sous verre acrylique, produisant le même fétichisme au sens magique de métaphore, déplacement. Dans la même série, d’autres armures sont occupées par des anatomies, érotiquement, jusqu’à s’effacer devant une érection d’une autre sorte. Le Gardien d’étoiles n’4, s’il est lui aussi en armure, en est libéré à quelques endroits, la densité du corps a le dessus, et ressuscite des rites de passage, visage tatoué, poitrine rétroéclairée. Chez tous les Gardiens une zone est éblouissante du côté du plexus, de la gorge, incandescente d’un cri muet porteur du Vivant en fusion. Le paléontologue Yves Coppens prétend que nous sommes enfants des étoiles ».

Il est toujours étrange – quel est l’étranger qui a écrit à notre place ? - de revenir à ce qui a été fixé un jour et de voir comment cela résonne. Je n’avais pas relu ce texte des « amours de vacances » avant d’écrire cette chronique d’aujourd’hui, et il est clair qu’à des années de distance, les mêmes échos me sont parvenus, comme dans des rencontres du troisième type. Et je suis heureuse d’avoir, à la fin, mentionné que, selon Yves Coppens et mon intuition personnelle : « nous sommes enfants des étoiles ». Le travail de Caroline est, avec obstination, talent, intelligence, et un certain courage, de ce côté-là, du côté d’une forge cosmique.

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