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Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part IV)

« La nuit n’est pas la nuit », d’André Verdet, chapitre IV, L’infirmerie.

Très honoré (e) Madame (Monsieur)
J’ai le regret de vous annoncer le décès de votre fils (mari-frère)… (le nom, pas de numéro), qui est mort à l’infirmerie du camp de Buchenwald le … (date exacte et heure).
Il était entré à l’infirmerie pour… Je tiens à vous dire qu’il a reçu de bons soins et les meilleurs médicaments. Malheureusement, malgré les efforts des médecins, la nature a suivi son cours.
Pour des raisons de salubrité, et sur l’ordre des médecins, le corps a été incinéré au crématoire de Buchenwald.
En mourant, il n’a pas indiqué ses dernières volontés.
Avec mes sentiments.
Le Commandant du Camp.

LETTRE MODÈLE… QUE PARFOIS ON ENVOYAIT POUR L’EXEMPLE !

Camarade Korotchka, comme ta toux me fait mal ! je me bouche les oreilles lorsque tu tousses. En vain. Semblant venir du fond des âges, cette toux traverserait des murs de siècles de silence.

Alors, je me retourne sur ma paillasse à moitié pourrie, incrustée de vieux crachats, brûlée de chlore.
Combien en estil morts, en un mois, sur cette paillasse ? Combien de ventres désagrégés se sontils vidés, tout d’un coup, dans ces couvertures souillées, dont la désinfection n’a fait qu’augmenter l’odeur épouvantable.

« Cosmogonie » (catalogue exposition Palais de la Découverte, 1985)

Oh ! Camarade Korotchka, comme ta toux déchire mes poumons... Cesse, mais cesse de tousser, étouffe ta tête, retiens ta respiration, laissemoi un peu de répit, aie un peu de pitié de moi. Tu ne sais sans doute pas que ta toux, puisqu’elle est la plus perçante, la plus délirante, déclenche toutes les autres toux de la salle.
Je redoute cette étrange sonnerie discordante, dont les gammes, humides ou sèches, finissent par établir une triomphale musique de mort et des coups sourds comme un tamtam y montent lentement de la profondeur des marais où le pus débordant crève en bulles.

J’ai peur d’écouter ce bruit de soie lacérée et ce glouglou d’eaux boueuses. Ou, parfois, ce craquement sec de branchettes cassées par la tempête.
J’ai peur, Korotchka, d’entendre dans ta poitrine le funèbre signal annonciateur dont le timbre ira réveiller d’autres timbres.

J’ai peur de l’entendre, quand la nuit tombe, ou que naît le jour. Mais, ici, peuton parler de la naissance du jour ? Tu donnes le branle. Les autres suivent, avec frénésie. Ta toux domine longtemps dans le vacarme.
Puis elle se perd parmi les cuivres et les tambours atroces.

A ce prolongement de la toux et alors tout se met à tousser, le plafond, le plancher, les poutres, les couchettes à l’étage, les paillasses, les couvertures, les morts qu’on n’a pas encore découverts dans les recoins obscurs de la salle, moimême qui ne tousse jamais, toute la baraque de bois se met à tousser... à ce prolongement de la toux, je me dis « Tiens, voilà le crépuscule » ou « Tiens, voilà l’aube » Et j’ai peur.
Je me retourne pour essayer de lire sur ton visage et la repousser, l’approche maligne de la mort, camarade Korotchka. Mais toi, audessus de moi, au troisième étage des couchettes superposées et doubles, tu dors d’un sommeil de fièvre. A ce mouvement imperceptible de la couverture dans laquelle, tête enfouie, tu es enroulé de cette façon si particulière dont ici s’enroulent tous ceux qui sont déjà plus des morts que des mourants, à ce mouvement imperceptible, je m’aperçois que tu vis encore, si respirer toutes les cinq secondes, dans un corps sans poumons, s’appelle encore vivre...

« Cosmogonie » (catalogue exposition Palais de la Découverte, 1985)

Je me soulève... Oh ! Cette forme qui semble la forme d’une ombre et non celle d’un corps... Et toutes ces autres formes pareilles, allongées mystérieusement dans ce dortoir de la mort, sous ces couvertures comme des linceuls.
Au plafond, une lumière de veilleuse concentre l’angoisse et les ténèbres secrètes des lits où larves et maléfiques génies rôdent dans un grouillement d’ailes et de pattes nocturnes.

Un rat passe sur une poutre, au long du mur, plonge dans un des lits du troisième étage, probablement celui où le squelette géant d’un Yougoslave s’est soudain dressé à moitié, cet aprèsmidi, en étendant les bras immenses... Dans le regard, il n’y avait plus d’yeux, mais un vide noir, hallucinant, et le nez s’était démesurément allongé et recourbé, comme le bec d’un rocher sinistre, comme pour s’abattre plus bas sur la clarté d’une blouse blanche, sur l’infirmier français de service... Puis, ce curieux assemblage d’os s’est effondré lamentablement, vieille ferraille, morceaux épars.

Je songe à toi, Korotchka, à ces milliers de veilleuses semblables versant leur lueur d’avantcrématoire sur des milliers et des milliers et des centaines de milliers de mêmes ombres semblables, dans ces mêmes bâtiments en bois des camps de concentration allemands, érigés dans la nuit ainsi que catafalques de haut bord sur l’océan du mal.

« Cosmogonie » (catalogue exposition Palais de la Découverte, 1985)

Je songe à toi, Korotchka, à ceux que tu aimes et que tu ne reverras plus.
A ton pays, l’U.R.S.S, dont le sang s’échappe chaque jour davantage pour féconder le monde et enrichir le grain.
A ton père, ouvrier agricole, dans un kolkhoze, au large et rude sourire, aimant le pain blanc, la vodka, et la femme et les enfants autour de la table bien propre où abattre parfois son poing comme une grenade de la révolution.
A ta mère, tendre et farouche, fée des petits et gros gâteaux parfumés, qui, un jour, te baisa aux coins des lèvres pour te faire oublier une amie volage disparue au coin d’un bois, un dimanche, après avoir piétiné légèrement, oh ! légèrement, ton cœur.
A ton frère aimé, secrétaire du parti et coiffeur du village, ton frère que tu admirais à cause de sa science politique et de ses connaissances de littérature étrangère, ton frère, parti pour le front, comme toi, le même soir, à la même heure, lui, tankiste, toi fantassin.

A ta sœur cadette, qui n’aimait pas beaucoup fréquenter la classe, parce que s’amuser à chercher les poules, le matin, cloches de couleur dans l’épaisseur de l’herbe verte, et garder la vache en l’attachant par des fils invisibles aux nuages du ciel tranquille, parce que tout cela, pour elle, était plus agréable que de se pencher sur un cahier ou sur un livre, dans lequel les oiseaux ne chantent plus, et les sources ne courent plus.

Je songe à toi, Korotchka, qui va mourir en te demandant du tréfonds de ta fièvre « Que sont devenus ceux que j’aime ? M’attendentils de l’autre côté de la vie ? » 
Mais voici leurs bons visages qui me font signe, dans cette rose de clarté s’ouvrant aux confins de l’ombre maudite...

Mais voici leur sourire qui se balance à la cime des blés mouvants, dans la vaste plaine heureuse, où le cœur des machines fraternelles bat à l’unisson du cœur des hommes.
Les revoir, s’ils respirent à l’air libre, s’ils ont survécu, le père, la mer et la sœur aux massacres de la population civile dans la région de Kiev dont lui, Korotchka, a eu des échos par des soldats russes faits prisonniers, plus d’un an après lui et comme lui, jetés dans ces bagnes nazis pareils à des charniers pour cadavres vivants, et l’autre, le frère, à la gigantesque mêlée des armes…

Les revoir ? Korotchka n’ose y penser, parce que c’est une véritable folie que d’y penser. Une folie qui bouleverse l’imagination et lui remplit de larmes, d’un seul coup, l’urne du cœur, à ras bord, jusqu’à en déborder, longuement, et le faire défaillir dans un état de tendresse plus douloureux à supporter que ce mal de poitrine rongeur.

Cette nuit-ci, je n’arrive pas à dormir et je me remémore, avec force détails, mon entrée dans ces lieux.
Je venais d’arriver dans cette salle de tuberculeux, du block 52, la salle d’hôpital 9 dont on disait, dans le camp, que l’on n’en sortait que les pieds par devant, et ça m’avait fichu une drôle d’impression, cette histoire. (La nuit n’est pas la nuit, extrait)

« Cosmogonie » (catalogue exposition Palais de la Découverte, 1985)

Le Jour de la Libération (11 avril 1945), André Verdet écrira ce poème à Marcel Paul :

J’écoute dans mon chant la lumière qui chante
La plus belle chanson qu’on ait jamais chantée
Dans ce chant qui m’enchante et lui-même s’enchante
De s’entendre chanter en étant enchanté

Je respire la rose en ce chant et la rose
Plus rose d’être rose en ce cercle enchanté
S’enchante d’être un chant parmi de simples choses
Enchantées d’être ensemble un chant de liberté

Oui, après l’horreur, la simple vie, ou plutôt, simplement « être vivant ». C’est cela que nous enseigne toute l’œuvre d’André Verdet, passée par le Noir, par la Nuit… et puis l’Aurore…

(A suivre)

Retrouvez les parties I, II, III,et V de la chronique 29 :
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part I)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part II)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part III)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part V)

Photo de Une : « Cosmogonie » (catalogue exposition Palais de la Découverte, 1985)

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