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Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part I)

André Verdet le Résistant

André Verdet, entre 1967, année où je l’ai inséré dans ma première exposition « Ecole de Nice », et 2010 (mes 50 ans de l’Ecole de Nice au Musée Rétif), je l’ai exposé régulièrement, il a toujours été présent dans mes deux galeries de Vence et de Saint-Paul. Ses travaux plastiques étaient parfois pure matière, froissée ou non, évoquant des recherches scientifiques, parfois des œuvres « lettristes », toujours construites, et avec un côté charade, ou koan. En 1999, je l’ai décrit comme un « artiste-Protée qui, sans transition passe du poème au tableau, du tableau-poème aux sculptures, du papier à la pierre, du métal à la céramique, survivant d’un pays, celui de tous ses grands amis peintres et poètes (Picasso, Léger, Prévert, Chagall, Kijno, César, Baldwin, et tant d’autres... ), et, du haut de St-Paul, étant comme une balise qui sonde les hautes mers... ».

Aujourd’hui que, sous mes yeux – le Centenaire de sa naissance n’est pas loin - , un certain nombre de ses aficionados ont encore davantage envie de faire partager au public les charmes (au sens propre) de son œuvre, et parce que j’ai retrouvé dans mes archives vidéo la communication d’André filmée par France Delville chez lui, à Saint-Paul, et qui fut projetée au C.U.M de Nice le 12 mars 1992 dans un colloque de l’A.D.N (Association pour la Démocratie à Nice), j’ai eu envie de mettre l’accent sur la partie « engagement » de sa vie, très connue évidemment de ses compagnons de route de l’époque, peut-être moins connue de certains, et qui, si bizarrement que cela puisse paraître aux jeunes générations, rejoint sa démarche poétique.

Dessin « Auschwitz-Buchenwald, Avril 1944-Avril 1945, Visage Sacrifié », signé « André Verdet 1995 » », dans « Anthologie des poèmes de Buchenwald »

C’est d’ailleurs ce qu’André Brincourt, médaillé de la Résistance, entre autres rédacteur en chef du Figaro littéraire, lauréat de l’Académie française, détenteur de plusieurs prix littéraires (et qui a mis en scène le résistant André Verdet dans son livre « La parole dérobée ») a exprimé, concernant La nuit n’est pas la nuit, par : « Buchenwald et poésie. Deux mots qui, malgré la répulsion naturelle qu’ils doivent avoir l’un pour l’autre, se joignent ici comme pour rendre plus évidente, plus admirable, la volonté qui les unit. (André Brincourt).

Idéologies stérilisantes

Dans ce film dont deux extraits accompagnent les parties I et III de cette chronique, André Verdet, à l’occasion d’un colloque de 1992 dont le thème était « Le F. Haine dans les A.M. » (en référence aux élections régionales), au nom du passé met en garde contre ce qu’il appelle des idéologies stérilisantes, et explique que la région niçoise, qui accueillit pendant et après la guerre tant d’artistes importants, a besoin, pour continuer à faire vivre l’Art, de liberté. Ses propos peuvent apparaître utopiques, lénifiants, sauf qu’il sait de quoi il parle, l’ayant vécu dans sa chair, son combat fut bien réel, dont il porte des traces sur son bras, un numéro imprimé par les SS, et que Picasso, un jour embrassa.

A celui qui a risqué sa vie au quotidien sous le pseudonyme de Duroc (son nom de résistant), il peut être légitime de rêver de fraternité. Il arrive assez souvent à ce combattant de prononcer le mot tendresse, il est clair qu’il considéra l’amitié et la solidarité comme deux ingrédients essentiels au salut. Et aussi cette faculté de rêver qui le sauva du désespoir dans les camps de concentration où il était prisonnier. Ce sont même les étoiles, ses premières amies, celles montrées par son oncle bossu dans son enfance, et contemplées avec insistance durant sa détention, qui l’ont fait tenir. Et l’obsession cosmogonique de sa poésie, par la suite, peut apparaître comme l’effet de l’acquisition d’une bonne distance au monde. Les humains, oui, mais sachant ce qu’ils sont capables de faire, ne faut-il pas leur rendre leur juste place, à la bonne échelle, dans l’espace ?

L’anthologie des poèmes de Buchenwald 

Pour, aujourd’hui, évoquer tout spécialement cet aspect de la vie et de l’œuvre d’André - le lien entre les deux, un lien qui s’appelle poésie - ne faut-il pas commencer par ce qu’il en dit lui-même dans « L’anthologie des poèmes de Buchenwald » parue en 1945 aux Editions Robert Laffont, rééditée par l’Association Française Buchenwald-Dora et Kommandos en 1995 ?
Première adresse :
A la faveur du Cinquantenaire de la Libération des camps de l’horreur nazis alors que tant de pays en Europe et ailleurs dans ce monde terrestre sont de nouveau soumis à la massacrante sauvagerie des guerres et des pseudo-révolutions, issues de fanatismes tant nationalistes, religieux qu’ethniques, il nous a paru essentiel d’éditer de nouveau cette Anthologie des poèmes de Buchenwald sauvée in extremis des geôles et des flammes de l’enfer hithlérien. (André Verdet, février 1995).

« Visage sacrifié » (1962) (dans « Verdet Pluriel », Catalogue MAMAC, 1992)

Et son introduction :
Au camp de Buchenwald, malgré l’épouvantable angoisse des jours passés et des jours futurs. Malgré la ronde permanente du crime sadique avec tout son arsenal de Grand-Guignol déroutant, malgré cet estomac vide qui n’osait même plus songer que quelque part il pût exister du pain blanc près d’un grand bol de lait. Malgré ces jambes et ces bras épuisés par le travail de la mort, malgré cet étrange regard obligé de fixer le très rare bleu du ciel, à travers la fumée, qui semblait éternelle, du mystérieux crématoire. Malgré la vigilance sournoise de la Bête-aux-huit-yeux du commandement nazi du camp, la Bête dont la tête livide s’entourait parfois d’inquiétantes brumes errantes comme une sorte de magie noire au Lieu Maudit.

Malgré l’enfer sur la terre, des hommes ont pensé, non pensé littérairement, mais pensé humainement, pensé que quelque part, hors de cet enfer, le monde conservait encore une part immense de beauté et de bonté.

Ces hommes ne se sont pas penchés sur leurs souffrances pour s’y complaire amèrement, car cela pour eux eût été trahir. Ils se sont élevés avec force, avec tendresse, contre leur état passager d’esclave, et leur volonté a brisé les chaînes. Ils continuaient à être des résistants de la première heure.

Leur souffrance a fait monter en eux un chant d’espoir, a déclenché en eux un acte d’amour fraternel. Triomphant du mal avec mépris, avec ce même sourire qu’avaient ceux qui, un peu partout, en France ou dans les pays asservis, tombaient sous les balles fascistes, avec ce même sourire, ces hommes rêvaient déjà à des lendemains meilleurs. Et le souvenir des camarades morts, loin de les affaiblir, les rendait plus fermes dans leur croyance.

« Visage sacrifié » (1962) (dans « Verdet Pluriel », Catalogue MAMAC, 1992)

Ce sont des hommes, entendez bien, qui s’adressaient à vous et non des asservis. Des ouvriers, des commerçants, des artistes, des intellectuels, de toutes les nationalités représentées à Buchenwald.

Ici, dans ce recueil nous avons pu réunir deux Belges, René Salme, Fosty ; un Espagnol, Semprun ; trois Polonais, M. Lurczynski, J. Strzeleck, Z. Lubicz, dont les poèmes ont été traduits par le professeur Z. L. Zalesk, parisien d’adoption, grand ami de notre pays, déporté à Buchenwald lui aussi ; deux Allemands, Franz Hackel et Ferdinand Reumann enfermés depuis de nombreuses années ; un Russe, le sergent Korotchka, mort de tuberculose et d’épuisement à l’infirmerie du camp ; et seize Français, y compris le mystérieux Alain de Serrières poète mineur du XVIe siècle, dont on a retrouvé les écrits à Buchenwald !... Peutêtre y était-il toujours lui-même !
Beaucoup d’autres ont écrit, à Buchenwald, dont nous n’avons pas pu avoir les témoignages, soit qu’il nous fût impossible de les déceler dans le camp, où il fallait se méfier des dénonciateurs et des fouilles, soit que certains d’entre eux aient été dispersés dans les transports vers l’inconnu à l’époque où je commençais à réunir, aidé en cela par mon camarade, le jeune instituteur Yves Boulongne, les différents écrits du camp, dans la mesure de notre temps et de nos relations « nationales et internationales ».

Et beaucoup d’autres encore ont écrit, à Buchenwald, qui sont morts, atrocement, comme l’on mourait dans tous les camps hitlériens, en serrant dans leur poche et en le murmurant un dernier adieu à la vie, à leur espoir et à leur idéal.
Mon cher camarade Desnos, dont l’activité clandestine pendant la résistance aida puissamment notre service de contre-espionnage et d’action immédiate, mon cher camarade Desnos frappé du typhus et disparu un mois après la fin de la guerre (et l’on serait tenté de lancer une injure de protestation aux dieux de la lumière pour cette injustice finale), ne s’en est-il pas allé avec un fervent cantique d’amour au fond d’une poche comme un précieux écrin ?

Estil nécessaire de justifier ici de l’activité civile, de la profession d’un tel ou d’un tel ? je ne le pense pas... Il faudrait que ce recueil se présentât comme un témoignage anonyme, merveilleusement neutre, du triomphe du domaine de l’esprit à Buchenwald où, dans chaque mètre de route, de cour, de baraquement, des suppliciés continuaient à souffrir dans leur mort.

« Visage sacrifié » (1962) (dans « Verdet Pluriel », Catalogue MAMAC, 1992)

Certains d’entre ces « témoins » n’avaient jamais fait œuvre d’écriture, de poèmes. Mais peuton parler ici de poèmes ? La vérité de leur voix n’en est que plus vivante. Le lecteur ami les reconnaîtra aisément à cette crudité particulière de la vision qui est leur, à cette poignance du mot juste qui monte du cœur du peuple comme une arme de justice et de fraternité.

Mais tous, des hommes libres qui, dans le malheur, se seront rapprochés de la clarté du monde.
Qu’ils ne l’oublient jamais un jour, maintenant que la vie normale les a repris, et d’ici je m’adresse particulièrement aux camarades français, à tous les camarades déportés politiques, parce que le spectacle auquel ils ont assisté en France n’était pas fait pour leur réjouir le cœur. Plus que jamais il faut qu’ils s’élèvent contre l’immense duperie de l’heure, et qu’ils se disent que tous les camarades morts attendent d’eux des actes.
L’action au service du bien et de la lumière est une des formes véritables de la poésie véritable. (André Verdet - Commandant Duroc – août 1945)

(A suivre)

Retrouvez les parties II, III, IV et V de la chronique 29 :
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part II)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part III)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part IV)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part V)

Photo de Une  : « Visage sacrifié, Le déporté » (Couverture de « L’anthologie des poèmes de Buchenwald », éd. Association Française Buchenwald-Dora et Kommandos, 1995)

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